Quel lien entre humanitaire et radicalisme religieux lié à l’islam ?

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Depuis près de trois ans, les groupes terroristes armés comme Daech (1) ou le Front Al-Nosra (2) recrutent de nouveaux combattants, hommes et femmes, adultes et mineurs, seuls ou en familles, qu’ils soient de France, du Royaume-Uni, d’Allemagne, des États-Unis, de la Tunisie, d’Indonésie ou d’autres pays à travers le monde, pour lutter contre le régime syrien. Au total, environ 50 000 djihadistes seraient en Syrie et/ou en Irak, dont 20 000 d’origine étrangère, venus de plus de 83 pays.

La France compte le contingent le plus important de djihadistes des pays occidentaux. Près de 1000 personnes vivant en France se sont engagées dans le Djihad en Syrie. Mais de plus en plus de jeunes mineurs, en particulier des filles, se font enrôler par le biais de l’humanitaire pour faire « le Djihad » en Syrie.

En janvier dernier, dans son ouvrage intitulé Désamorcer l’islam radical : ces dérives sectaires qui défigurent l’islam (3), Dounia Bouzar, anthropologue, décrypte en détail le phénomène du radicalisme religieux lié à l’islam et les différents modes d’endoctrinement. Elle est à l’origine du Centre de prévention des dérives sectaires liées à l’islam (CPDSI) (4) afin de prévenir en amont le danger que représente l’endoctrinement sectaire. « Désendoctriner » les jeunes concernés, former les intervenants sociaux (au sens large) dans la construction de leur posture professionnelle opératoire et accompagner les proches des victimes dans le repérage d’un éventuel endoctrinement lié à l’islam radical pour les orienter vers des structures spécialisées pour l’aide au « désendoctrinement » sont les objectifs de ce Centre.

Par ailleurs, le ministère de l’Intérieur a mis en place en avril dernier un plan antiterrorisme élaboré afin de répondre aux besoins des familles touchées par l’endoctrinement sectaire. L’une de ses mesures phares consiste en une plate-forme de signalements et un numéro vert (0 800 005 696).

Depuis sa création en février dernier, le CPDSI a reçu une dizaine d’appels de familles touchées par ces dérives sectaires. Résultats inattendus : la tranche d’âge des djihadistes détectés se situe entre 14 et 34 ans. Les deux tiers des jeunes sont en effet nés de familles athées et françaises. Ils sont moins d’une dizaine à avoir des parents musulmans, et encore, la majorité d’entre eux sont non pratiquants.

Les filles, en majorité, se font influencer par les images choquantes utilisées dans les vidéos postées sur internet par les recruteurs de groupes terroristes. Ces derniers incitent les jeunes à venir en aide humanitaire à leurs frères et sœurs syriens, une aide exclusivement dédiée à la « Oummah », c’est-à-dire la communauté des croyants.

La non-réaction des pays occidentaux face aux atrocités de l’armée syrienne depuis le début du mouvement de contestation du gouvernement syrien qui a débuté le 15 mars 2011 a renforcé chez ces jeunes le sentiment d’appartenir aux « véridiques » avec l’idée qu’il faut lutter contre « le complot de l’Occident ».

Quel lien existe-t-il entre « faire l’humanitaire » et les dérives sectaires liées à l’islam ?

Pour y répondre, il est important de rappeler que le discours du radicalisme religieux est structuré autour d’idéaux et de valeurs fortes comme la fraternité, la solidarité et la pureté.

« Faire de l’humanitaire » est l’action par excellence qui va de pair sur le terrain avec l’action armée. Elle permet au jeune djihadiste de témoigner de sa bonne foi dans son engagement « communautariste ». À travers cette action, le jeune djihadiste voit que ses liens sociaux se renforcent au sein du groupe ce qui va lui permettre de construire une « bulle » de sécurité et d’assurance. Et d’une manière naturelle, il se rend compte que le don de soi sera le « bien » par excellence à sacrifier pour atteindre les hauts degrés de la « pureté » tant rêvée avant son arrivée en Syrie. C’est l’affirmation d’une appartenance communautaire et de défense. D’une autre manière, il est l’idée du devoir universel de solidarité organique de l’Oummah.

Ainsi la présence physique du jeune endoctriné au sein de ses groupes armés en Syrie va lui offrir une double opportunité :

  • Mettre en pratique le djihad « extérieur », c’est-à-dire le combat et le service « social » au profit des proches vulnérables des combattants : orphelins, blessés, veuves, etc.
  • Et faire le djihad « intérieur », c’est-à-dire combattre son âme charnelle pour retrouver la pureté des « véridiques » selon les termes évoqués dans les discours d’endoctrinement.

Étymologiquement, le concept de Djihad (traduit par l’expression de guerre sainte) dérive de la racine J.H.D., dont la signification est l’effort personnel que le musulman doit accomplir constamment pour respecter l’éthique et la morale religieuses (5).

Or le djihad en islam est un moyen de renouveau et de transformation personnel, moral, spirituel et social (6). Selon le penseur Gülen : « tout acte humain entrepris avec des intentions nobles, qui apporte un bénéfice à la société et promeut le bien commun, conduisant à une authentique transformation de la société, fait partie du djihad extérieur. Le djihad extérieur doit donc être engagé parallèlement au djihad intérieur pour parvenir à l’équilibre souhaité. (7) »

Rappelons ici que l’humanitaire prend une place centrale dans la religion musulmane. Faire un don, aider une victime ou secourir un sinistré sont autant d’actes fortement recommandés par la religion pour que le musulman exprime sa solidarité comme action à la fois spirituelle et sociale. C’est une vertu sociale collective. Dans la pratique religieuse de l’islam, le don de soi, le don matériel, l’engagement et le sacrifice sont les fondamentaux de la solidarité et de la fraternité au sein de la communauté des croyants « Oummah » pour affirmer avec autant de vigueur possible le principe de l’unité et de l’égalité entre ses membres (8).

Le caractère obligatoire de l’action humanitaire rend le devoir d’aide et de secours en islam équivalent à une forme de pratique religieuse qui amplifie la notion de pureté chez le musulman, car à travers cette action, ce dernier peut valider sa foi, espérer l’effacement de ses péchés, renforcer sa fraternité envers ses semblables, et atteindre ainsi le haut degré de l’authenticité spirituelle, ce qui lui permettra d’être plus proche du Prophète au Paradis s’il a pris en charge un orphelin dans la vie d’ici-bas.

Depuis 2010, l’humanitaire musulman français connaît l’émergence d’une nouvelle génération d’acteurs associatifs qui a préféré se pencher sur la promotion et le développement de l’humanitaire dit « communautaire », en France et à l’international, afin de renforcer la notion de l’appartenance à la « Oummah ».

Rappelons que l’apparition des premières ONG musulmanes internationales remonte à la première guerre en Afghanistan en 1979 durant laquelle ces ONG, loin de former un ensemble homogène, utilisaient différentes stratégies comme la combinaison entre « djihad des âmes » (quête du salut spirituel) et « djihad des corps » (soigner les musulmans le jour et combattre leurs ennemis la nuit) (9), et la stratégie « da’watiste » (du terme « al-dawa » : « prédication »), c’est-à-dire aider les populations musulmanes opprimées à préserver leur identité à travers la distribution de livres religieux et la mise en place de structures communautaires.

En conclusion, l’humanitaire continuera à être le point cardinal du processus d’endoctrinement religieux auprès des jeunes compte tenu de son ancrage « sacré » dans la religion musulmane, car nul ne peut douter de la bonne foi de celui qui fait appel à lui. Mais c’est seulement sur le terrain que l’on connaîtra les vrais tenants et les vrais aboutissants de cet humanitaire.

 

(1) Daech, l’acronyme arabe de l’EI – l’État islamique, groupe terroriste dirigé par El Baghdadi.
(2) Front Al-Nosra, également dénommé Jabhat al-Nosra (en arabe : Jabhat an-Nuṣrah li-Ahl ash-Shām, « Front pour la victoire du peuple du Levant »), est un groupe djihadiste de rebelles armés affilié à Al-Qaïda.
(3) Édition de l’Atelier, 20 €.
(4) CPDSI   
(5) Abderrahim Lamchichi, Le concept de solidarité en islam.
(6) Erkan Togusulu, Société civile, démocratie et islam : perspectives du mouvement Gülen, Éd. L’Harmattan, 2012.

(7) Asma Asfaruddin, Fethullah Gülen et le jihad, Société civile, démocratie et islam : perspectives du mouvement Gülen, sous la dir. d’Erkan Togusulu, Éd. L’Harmattan, 2012.
(8) Marcel A. Broisard, L’Humanisme de l’Islam, Éd. Albin Michel, 1979.
(9) A. Ghandour, Jihad humanitaire, Éd. Flammarion, 2001.