La réinstallation de réfugiés vers le Cambodge, une discrète entorse au droit international

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Centre de détention de Nauru (Australie)Dans une relative indifférence internationale, autorités australiennes et cambodgiennes sont en voie de finaliser un accord qui menace d’écorner le droit international et risque de porter atteinte aux droits fondamentaux de centaines de réfugiés.

Février 2014 : la presse révèle de déroutantes tractations entre les deux gouvernements. Le Ministre de l’immigration australien Scott Morrison propose à Phnom Penh de signer un Memorandum of Understanding prévoyant l’accueil par le Cambodge d’un nombre important de réfugiés qui sollicitaient initialement ce statut auprès de l’Australie.

Les termes de l’arrangement restant secrets, la nationalité et l’identité de ces personnes sont encore inconnues. Les medias estiment qu’elles pourraient être plusieurs centaines, voire milliers, à être concernées. Le Cambodge, qui a accepté la proposition dans son principe, parle d’un « accord humanitaire ». Sa sensibilité au problème des réfugiés peut néanmoins surprendre lorsque l’on se souvient qu’en 2009 le pays avait refoulé 20 demandeurs d’asile vers la Chine(1), sous le feu des critiques internationales.

Phnom Penh souligne que la réinstallation se fera sur la base du volontariat. On peut cependant douter de la liberté d’un tel choix, alors que le ministre de l’immigration australien fait savoir que ces personnes ne seront jamais admises sur son territoire et va jusqu’à estimer publiquement que celles qui déclineraient la proposition prouveraient qu’elles ne fuient pas de réelles persécutions(2). Ce ‘volontariat’ ressemble à un pis aller, sinon à un chantage à l’expulsion.

Les intéressés font partie des centaines de demandeurs d’asile que l’Australie cantonne loin de ses frontières, dans des centres « offshore » sur les îles de Nauru et de Manus (Papouasie Nouvelle Guinée). Selon Amnesty International, ce procédé équivaut à une détention arbitraire et constitue un refoulement de demandeurs d’asile(3), en violation de la Convention de Genève de 1951 à laquelle l’Australie est partie. L’ONG s’est récemment vu refusé l’accès aux centres de rétention de Nauru, ce qui ne peut que renforcer les craintes quant aux atteintes aux droits humains sur place.

A Manus, des conditions de vie déplorables ont provoqué en février de violentes émeutes opposant les résidents, qui réclamaient un accueil décent, aux forces de l’ordre. Elles ont coûté la vie à un demandeur d’asile iranien de 23 ans et fait une soixantaine de blessés(4).

Certainement embarrassée par ces débordements, l’Australie tente de remplacer une solution illégale par une autre en transférant une partie des résidants au Cambodge.
Les discussions, qui se tiennent à l’écart du grand public, portent selon la rumeur sur les critères de sélection des ‘candidats’, sur le nombre de personnes concernées et sur le montant du ‘dédommagement’ promis à Phnom Penh : autour de 40 millions de dollars selon la presse cambodgienne(5).

Ce chiffre constitue un argument de poids dans une nation où 40% des habitants vivent avec moins de 2 dollars par jour(6). Le ministre des Affaires étrangères Hor Nam Hong a reconnu lui-même que le nombre de réfugiés accepté dépendrait de l’Australie(7), soulignant malgré lui le caractère déséquilibré d’un accord peu en phase avec les capacités d’accueil du Cambodge.

Les conditions de vie qui attendent ces réfugiés potentiels sont extrêmement préoccupantes. Le Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés (UNHCR) rappelle qu’un pays de réinstallation doit être capable de garantir à ses nouveaux venus une jouissance des droits civils, politiques et économiques similaire à celle dont bénéficient ses nationaux.

Or le Cambodge ne fournit ni permis de travail ni logement aux 69 réfugiés actuellement présents sur son territoire(8). Soulignons que le financement promis par l’Australie se retrouvera plus probablement dans les poches des dirigeants que dans celles des réfugiés, le pays étant classé 160 ème sur 177 dans l’index de corruption établi par Transparency International(9). Absence d’indépendance de la justice, cas de torture et de détention arbitraire viennent compléter le triste bilan cambodgien en matière de droits de l’homme(10).

Le fait que l’Australie ferme les yeux sur ces informations est clairement contraire au droit international : plusieurs Etats ont déjà été condamnés par des juridictions internationales pour avoir refoulé ou transféré des personnes vers des pays où des normes ‘ius cogens’ du droit international, c’est-à-dire impératives, étaient susceptibles d’être violées(11).

L’Australie, dont la politique migratoire fait montre d’une fermeté croissante, a pourtant fait partie des Etats les plus hospitaliers : le HCR la classe parmi les Etats champions de la réinstallation(12). Le terme est ici entendu dans son sens traditionnel, c’est-à-dire dans le cas où le pays n’est pas à même de subvenir aux besoins de ses réfugiés et qu’un autre Etat, plus stable ou plus développé, offre de les réinstaller sur son territoire.

Aujourd’hui cependant, L’Australie transforme un procédé voué à faire jouer la solidarité internationale en un dangereux précédent de refugee dumping. Ce n’est pas une première : le gouvernement de Tony Abbott répète ici une tentative du Labor Party, qui avait essayé en 2009 de sceller un accord similaire avec le gouvernement malaisien avant d’en être empêché par la Haute Cour(13).

La communauté internationale se doit de réagir fermement. Si une campagne de dénonciation peut encore faire plier les deux gouvernements, il est peu probable que ces derniers fassent marche arrière une fois l’accord scellé.

Valentine Gavard

(1 )Seth Mydans, After Expelling Uighurs, Cambodia Approves Chinese Investments, New York Times, 21 décembre 2009.
(2) Dans une interview transmise sur ABC radio, le 20 mai 2014.
(3 ) Rapport d’Amnesty International, This is breaking people. Human rights violations at asylum seekers processing center on Manus Island, Papua New Guinea, 2013.
(4) Reuters, One dead, scores hurt as asylum seekers riot at PNG detention camp, 19 février 2014.
(5) Chean Sokha, Refugee plan looks like a go, Phnom Penh Post, 30 avril 2014.
(6) Banque Mondiale, pourcentage de la population vivant avec moins de 2 dollars par jours en parité de pouvoir d’achat, 2009.
(7) Luke Hunt, Coalition in talks about a Cambodia solution on refugees seeking asylum, The Sydney Morning Herald, 23 février 2014.
(8) Australian refugee council, Fears refugees will be pressured into Cambodia solution, 22 mai 2014.
(9) Transparency International, corruption par pays, 2013.
(10) Voir Comité des Nations Unies contre la torture, Examen des rapports soumis par les États parties en application de l’article 19 de la Convention observation finales : Cambodge, 45ème session, 1er-19 novembre 2010, CAT/C/KHM/CO/2 ainsi que le Rapport du Rapporteur Spécial des Nations-Unies pour le Cambodge, Conseil des droits de l’Homme, 24ème session, 5 août 2013, A/HRC/24/36.
(11) Voir notamment les affaires Hirsi Jamaa et autres c. Italie et MSS c. Belgique et Grèce devant la Cour Européenne des Droits de l’Homme.
(12) Haut Commissariats des Nations-Unies pour les Réfugiés, Resettlement : a new beginning in a new country.

Valentine Gavard

Valentine Gavard

Valentine Gavard est diplômée d’un Master en droits de l’Homme (Paris 2 Panthéon-Assas) ainsi que d’un Master en relations internationales (IEP de Grenoble). Elle a réalisé plusieurs stages au sein d’ONG françaises et étrangères spécialisées dans la défense des droits des migrants et vit actuellement à Phnom Penh.