Russie : l’opposition virtuelle ou la parole citoyenne libérée

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Ils sont des milliers à protester quotidiennement contre le pouvoir russe via les blogs ou les réseaux sociaux. Ce vaste mouvement de contestation a trouvé une expression dans l’après-législatives du 4 décembre… Cette fois, dans la rue.

« Saoulez-vous, ceux à qui la santé le permet. C’est mieux pour le moral que de faire des crises. » « La question : « quoi acheter (roubles ou dollars) ? » ne se pose plus. Il faut acheter des billets d’avions ». «Quand Poutine aura fini son deuxième mandat de 6 ans, j’aurai déjà 58 ans. Toute ma vie sera passée sous sa gouvernance ». « Cher monsieur Poutine, s’il vous plaît, ne présentez pas votre candidature aux élections. Nous n’avons plus la force. Tout le monde sera dépressif, tout le peuple va devenir fou et complètement alcoolique dans les années à venir ! Il ne restera plus que du pétrole et vous ».

La blogosphère russe a réagit violemment à l’annonce, le 24 septembre dernier, par le président russe Dimitri Medvedev que son actuel premier-ministre Vladimir Poutine va se présenter aux élections présidentielles de 2012. Le bimensuel branché moscovite « Большой город » (Une grande ville) est même allé jusqu’à réunir ces réactions dans une pièce de théâtre absurde en n’y rajoutant que la description des personnages. Les répliques, elles, issues de Facebook ou de Twitter, étaient reproduites telles quelles.

La Russie est, d’après une récente étude de Comscore, le premier pays européen en nombre de visiteurs uniques d’Internet (en septembre 2011, 50,8 millions de Russes sur 142 millions d’habitants ont utilisé Internet ) devant l’Allemagne, la France, la Grande Bretagne et l’Italie. Facebook, Twitter ou encore Livejournal (voir encadré) ont aujourd’hui remplacé ce qu’étaient jadis les fameuses cuisines des appartements soviétiques. Les gens se rassemblaient, discutaient, dénonçaient, s’indignaient, se fâchaient mais ne sortaient jamais dans la rue pour s’exprimer. Aujourd’hui ils twittent, ils re-twittent, ils likent, ils partagent, ils racontent leur ras-le-bol du régime en place, ils dénoncent et s’indignent. Mais ils restent toujours chez eux. Cette fois-ci, derrière leur écran.

« On ne peut pas qualifier le cas dela Russie d’ »exceptionnel ». Dans tous les pays du monde, le nombre des personnes prêtes à sortir dans la rue n’est pas exorbitant,  tempère Alexeï Grajdankine, sociologue et directeur adjoint de Levada Centre, un institut de sondage indépendant. D’après nos études, environ 20% de Russes se disent prêts à sortir dans les rues. Ceux qui le font vraiment sont en réalité beaucoup moins nombreux ».

Depuis 2 ans et demi et tous les 31 du mois, les opposants au régime, tous fronts confondus, s’y réunissent sur la place Trioumphalnaya à Moscou pour réclamer le droit de la liberté de réunion garantie par l’article 31 de la Constitution russe. Le dernier rassemblement du genre s’est tenu le 31 octobre dernier. Quelques 700 personnes seulement s’étaient retrouvées face à un impressionnant dispositif de répression représenté par des dizaines de cars de police, des centaines d’« Omon » (unités de forces spéciales), des policiers et des soldats du ministère de l’Intérieur. « L’une des principales raisons de ce peu d’engouement populaire, c’est que les gens ne sortent pas manifester faute d’organisateurs. Il y a de moins en moins d’initiateurs de ce genre de mouvements », souligne Alexeï Grajdankine.

Les « petites vilenies » des services spéciaux russes

Si les leaders de l’opposition se font rares, ce n’est pas un hasard : le pouvoir fait tout pour les intimider.  D’abord, en réprimant durement ces manifestations. Il utilise aussi d’autres techniques, plus subtiles, en s’intéressant notamment à la vie privée des opposants, à leur travail, leur famille, etc. « On les fait cauchemarder,  tout simplement », note le sociologue. Ainsi, Evguenia Tchirikova, leader du mouvement de défense de la Forêtde Khimki (1) et  figure de l’action citoyenne russe, a vu débarquer chez elle les représentants du service des tutelles lui annonçant leur intention de lui enlever ses enfants sous prétexte de traitement cruel.

« Malheureusement, nous sommes constamment confrontés à la terreur politique menée contre les activistes citoyens. Récemment, Dimitri Poutenikhine du mouvement  « L’Autre Russie » a été arrêté. Il risque jusqu’à deux ans de prison parce qu’il a jeté un verre d’eau au visage d’un procureur, qui avait injustement condamné ses amis à des peines allant de 2 à 5 ans d’incarcération. On l’accuse d’avoir commis un acte menaçant pour la vie d’un fonctionnaire d’Etat. » Yaroslav Nikitenko, 24 ans, est un citoyen-activiste et l’un des représentants du mouvement de la Défense de la Forêt de Khimki. « Quant à moi, poursuit le jeune homme, j’ai été arrêté à de nombreuses reprises mais je n’en ai pas peur. Je ne me souviens pas avoir été directement menacé. En revanche, ils me font toujours de petites vilenies ».

Des « petites vilenies », qui empoisonnent la vie des opposants au régime où celles des membres actifs de la société civile. « J’avais besoin d’ouvrir un compte en banque, explique Yaroslav Nikitenko. Je suis d’abord allé à la Raiffeisen Bankoù, à chaque fois, on promettait de me rappeler sans jamais le faire. Comme le pays où je vais le plus souvent c’est la France,  je me suis adressé ensuite  à la Société Général Vostok. L’agent que j’ai rencontré m’a dit qu’elle ne pouvait pas ouvrir un compte à mon nom, car elle avait reçu des « informations négatives » sur moi de la part du service de sécurité de la banque. Pour l’instant, donc, je n’ai pas de carte bleue puisque je n’ai pas eu le temps de trouver une banque normale qui ne soit pas liée aux services secrets du FSB ».

Les vrais leaders d’opposition sont absents

L’intimidation et les répressions à l’égard des opposants font beaucoup de bruit dans les médias, ce qui, selon Alexeï Grajdankine, fait peur à ceux « qui sont prêts à aller manifester, mais pas à prendre des risques».

Enfin, souligne le sociologue, « les gens voient ce qu’ils n’aiment pas dans leur vie, mais ne savent pas bien ceux qu’ils pourraient aimer ».  Les leaders d’opposition, auxquels la population pourrait faire confiance, sont absents de la scène politique russe. Selon les études de « Levada-Centre », environ 50 % de Russes sont satisfaits du pouvoir en place, 30 % se disent non-satisfaits, et 20 % change d’avis selon les circonstances. Ces chiffres n’ont presque pas changé depuis 10 ans. « C’est vrai, on sent une certaine fatigue dans la société », admet Grajdankine. La cote de popularité de Poutine et de Medvedev oscille.  « Mais les gens n’ont pas l’impression que l’on peut changer quelque chose. Ils ne voient pas pourquoi lutter », soupire-t-il.

Emigration intérieure

A l’instar des intellectuels allemands sous le régime nazi, l’élite intellectuelle russe tend à choisir à son tour « l’émigration intérieure ». « Un émigrant intérieur – c’est quelqu’un qui n’est pas d’accord avec la réalité qui l’entoure mais qui n’essaye pas de la changer, car il croit ses efforts vains, voire dangereux pour sa vie. En même temps, c’est un citoyen qui ne veut ou ne peut pas quitter son pays », analyse Olga Allenova,  journaliste au sein du quotidien Kommersant.

Dans son article intitulé « L’île des « like » », elle évoque cet état de l’émigrant intérieur qu’elle qualifie « de très confortable ». Aujourd’hui en Russie, on peut écrire des articles pleins de colère, les « liker » sur  Facebook, mais en même temps ne pas aller voter et ne pas se sentir concerné par les choix des hommes politiques et leur comportement. « J’ai honte de mes « like » et de ce snobisme spirituel qui me rend lâche », conclut-elle. Son article compte aujourd’hui 1346 « like ».

Quelques jours après la fameuse annonce de Medvedev sur le retour de Poutine, un autre journaliste russe, Nicolaï Klimenuk du magazine Snob a signé un papier un article qui a fait beaucoup de bruit, intitulé « Le mal que Poutine m’a fait ». Il y énumère l’absence d’espoir, le sentiment d’être non-protégé, les petits compromis avec sa conscience quand on accepte « la corruption usuelle, la télé éteinte, la soumission aux procédures bureaucratiques humiliantes et insensées ».  Il aura récolté plus de 7100 « like ». 10 fois plus que le nombre d’opposants réunis le 31 octobre dernier sur la place Trioumphalnaya.

Peu nombreux sont ceux qui, comme Yaroslav Nikitenko, croient en l’action citoyenne. « Ce qui se passe autour de moi me déplaît profondément, et je souhaite changer cette situation par tous les moyens. Donc, je participe aux actions d’opposition, je soutiens d’autres activistes, j’organise mes propres actions, explique-t-il. Et lorsque les gens se font rares lors de nos actions, cela m’afflige. Mais je crois aussi qu’il faut chercher d’autres formes qui vont parler davantage aux gens, pour être plus productif  ». Il est confiant : « Dans tous les cas, le soutien de toutes les initiatives existantes est indispensable puisque ce sont elles qui vont servir des noyaux de la cristallisation de la société civile russe ».

 

Etude Comscore 


Livejournal, le nouveau forum citoyen

Méconnu en France, la plateforme de blogs Livejournal est devenue en Russie un véritable lieu de débat, une forme de vie – virtuelle  – de la société civile russe. Les incendies qui ont ravagé la Russie l’été dernier ont démontré la force de ce réseau : les gens se donnaient rendez-vous via leurs blogs et, pelles à la main, se rendaient dans les forêts incendiés où les pompiers manquaient. Ceux qui se heurtent à l’injustice sociale se tournent vers Livejournal comme un dernier recours : parents d’enfants malades ou familles de victimes d’accidents de voitures racontent leur histoire sur leur blog en espérant qu’elle sera relayée dans les médias. Livejournal  réunit également des hommes politiques de tous horizons, aussi bien le président russe Dimitri Medvedev que ses virulents opposants comme Boris Nemtsov, Garry Kasparov ou Ilya Yachine.

 

(1) La forêt de Khimki s’étend sur 1 000 hectares, dans la banlieue nord de Moscou. Elle est menacée par un projet d’autoroute reliant la capitale à Saint-Pétersbourg. Ce projet a rencontré de vives protestations d’associations de protection de l’environnement, et a réussi à fédérer contre lui une partie de l’opposition et de la société civile russe.

Anya stroganova

Anya stroganova

Anya Stroganova est journaliste. Née à Moscou, elle vit à Paris depuis 3 ans et travaille à la rédaction russe de RFI où elle s’occupe plus particulièrement de la rubrique Littérature. Elle anime également chaque semaine un magazine d’information sur l’actualité internationale.

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