Santé internationale : vers l’abolition du politique

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La publication avec Joseph Brunet-Jailly de l’ouvrage « Santé mondiale, enjeu stratégique, jeux diplomatiques » (1) est, ou sera, nous l’espérons, un événement scientifique dans le domaine de la santé mondiale. Événement au sens où le contenu de l’ouvrage, les réalités décrites des populations et des pays, le profil des auteurs, et les propositions qui en émanent constituent une rupture avec le discours habituel de la « Global Health » depuis ses origines aux États-Unis à la fin des années 1990 (2).

Ici la parole est donnée aux chercheurs et acteurs du Mali, de la Côte d’Ivoire, de la Syrie, du Brésil, etc., des pays qui avaient été invités à présenter leurs analyses lors du colloque de la Chaire Savoirs contre pauvreté au Collège de France en juin 2013 (3).

Ici, il ne s’agit pas de déguiser ou de manipuler les données sanitaires et les ratios, mais de montrer ce qui se passe effectivement sur place, et d’insister sur les transformations en cours, dont l’ampleur et le rythme, nous disent les démographes, sont sans précédent dans l’histoire de l’humanité.

L’Afrique de L’Ouest est la région du monde où le taux de fécondité est le plus élevé. Au Niger, 50 % de la population a moins de 15 ans et au Burkina Faso, 50 % de la population a moins de 17 ans. La population du continent va doubler en trois décennies et passer de 1 à 2 milliards d’habitants. Nous ne pouvons pas même nous représenter les phénomènes tels qu’ils se déroulent actuellement ou vont se dérouler dans un avenir proche, tant l’expérience est inédite et unique.

Face à ce qui vient, il n’est plus question de masquer les réalités derrière l’autosatisfaction des institutions internationales ou des bailleurs de fonds, d’autant que les budgets diminuent et que les conflits et la violence armée progressent. L’épidémie d’Ebola, qui a émergé dans une région qui était indemne de cette infection jusque là, constitue un signal d’alerte qui n’a toujours pas été pris au sérieux par les autorités politiques, quelles qu’elles soient.

Parmi tous les enjeux et les jeux auxquels s’intéressent les auteurs de l’ouvrage, c’est de ce désintérêt du politique que nous choisissons de discuter dans le présent article, et qui pourrait avoir comme étiologie une dépolitisation du politique par confusion des mandats publics et privés et confiscation des prérogatives du secteur public par le secteur privé philanthropique ou industriel et commercial.

Il n’existe pas, ou très peu, d’études qui s’intéressent à anticiper les phénomènes attendus et leurs conséquences en termes de besoins des populations en matière de nutrition, éducation, santé, emploi, dans les années qui viennent. Les pays naviguent à vue, et les États ou institutions qui leur viennent en aide, tout autant, d’autant que le souci de ces derniers est de pouvoir montrer ce que la « Global Health » fait de bien, même si celle-ci ne se préoccupe bien souvent que de quelques maladies, et donc de quelques malades, en omettant d’insister sur le fait, si l’on prend l’exemple du sida, que ce ne sont toujours qu’une partie d’entre eux qui sont servis.

Il semble que les responsables politiques, ou les Administrateurs, qu’ils se situent par exemple au Ministère des Affaires étrangères en France ou à la Commission européenne à Bruxelles, n’aient pas commandité des études, certes complexes à mener, mais indispensables du point de vue prospectif, à diriger l’aide financière de manière plus pertinente et efficace dans les pays les plus pauvres. Il ne s’agit pas seulement de bien gérer l’argent, même si la Commission des affaires étrangères du Sénat, après de nombreux autres auteurs, souhaite attirer l’attention sur les conséquences de la gouvernance de cette aide à la région du Sahel, notamment vis-à-vis des questions de sécurité (4).

Il s’agit surtout désormais, et en urgence, de se donner les éléments d’une vision politique des situations du monde contemporain, et de celles du monde à venir, notamment sur le continent africain en pleine effervescence. Au-delà de l’efficacité de l’aide, l’enjeu est de préparer la jeunesse du continent, la nôtre, et les futurs responsables politiques, ici et là-bas, à assimiler les phénomènes démographiques et sociologiques en cours.

L’approche de santé publique et les programmes de planning familial ont atteint leurs limites, dépassées depuis fort longtemps. La croissance et la transition démographiques sont en cours. Rien ne les arrêtera. Il s’agit de préparer les populations, les pays, et la communauté internationale à en assimiler les effets et les conséquences.

Or que voyons-nous du côté des autorités ? Le secteur privé industriel et commercial s’empare du pouvoir politique sanitaire ou du pouvoir politique en général. À la fin des années 1990 et au début des années 2000, le secteur privé a été invité, par les autorités politiques des États occidentaux ou les autorités sanitaires des institutions mandatées de l’ONU, à venir à la table de partenariats publics privés des initiatives mondiales, afin de contribuer, en même temps que les États, à une mobilisation de ressources financières aux volumes sans précédent : ainsi ont été créés l’Alliance GAVI pour la vaccination et l’immunisation, le Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme, puis UNITAID.

Le secteur privé inclut les industries du médicament, des entreprises commerciales de produits variés, et les fondations dites philanthropiques : celle de Bill Clinton, et surtout celle de Bill and Melinda Gates, qui a financé le fonds de création de l’Alliance GAVI en 1998. Au début de ces processus qui se multiplient au début des années 2000, le secteur privé a été invité à mieux connaître le secteur et à le financer, en tant que partenaire.

Ce qui se passe quinze ans plus tard est de toute autre nature : nous assistons à la financiarisation de la santé mondiale. L’objectif était bien celui-là lors de la création de ces fonds : mobiliser de l’argent. Mais l’objectif de mobiliser de l’argent et d’administrer n’est pas resté un moyen au service d’une politique sanitaire d’un pays, d’une région, ou d’une initiative mondiale, mais il est devenu un objectif en soi, une politique en elle-même, et un lieu de pouvoir et de décision politique qui a outrepassé les prérogatives attribuées au secteur privé dans ces partenariats.

Il s’ensuit deux mouvements : (i) le niveau global, qui a le pouvoir, est déconnecté des réalités d’autant plus que celles-ci subissent des transformations très rapides qui échappent totalement à distance. Le lieu de décision décide donc en l’absence de la connaissance du terrain. (ii) Le pouvoir de délibération est passé du niveau local au niveau global, qui n’est pas même une instance politique légitime mandatée, comme l’OMS pouvait l’être, ou un État bailleur de fonds, mais qui est un partenariat public-privé, où les acteurs du secteur privé et les financiers se sont emparés du pouvoir pour appliquer leurs logiques administratives et financières, aux dépens de la pertinence de politiques et de stratégies.

Ces mouvements s’accompagnent tous les deux d’un déni de démocratie : les réalités et les décisions en réponse ne sont pas examinées par des personnes légitimes ou même compétentes, ni dans les pays, ni au niveau international, mais par celles-là mêmes qui ont des intérêts contradictoires, comme l’industrie pharmaceutique par exemple. Ainsi le politique s’est-il laissé neutraliser dans un premier temps, ou instrumentaliser, au profit du secteur privé et de ses intérêts.

Si nous laissons le mouvement se poursuivre, nous risquons d’aller vers l’abolition du politique. Car il ne revient pas au secteur commercial de faire de la politique, et encore moins à une fondation philanthropique de définir les politiques de santé en faveur des populations de la planète. Les conseillers de Bill Gates sont déjà placés auprès de la direction générale de l’OMS. Ils ne sont ni légitimes ni compétents pour piloter la santé mondiale. Ce que nous observons à l’échelle internationale, nous l’observions déjà à l’échelle nationale : les lobbies de l’agroalimentaire, du médicament, du tabac et de l’alcool constituent autant de pressions auprès des ministres de la santé et des instances législatives, parfois au point d’obtenir des amendements des lois de santé publique.

Du côté non gouvernemental, il se produit une autre forme de dépolitisation du pouvoir politique. Comme nous le décrivons dans l’ouvrage, le lobby des personnes vivant avec le VIH/sida dicte ses exigences au pouvoir politique, jusqu’au Président de la République, pouvoir politique, qui certes, doit leur accorder toute son attention, mais qui doit l’accorder tout autant aux autres personnes et aux autres patients, au risque de privilégier les uns et d’accepter de condamner les autres, ce que nous observons dans les pays du Sud, du fait du choix des priorités et des stratégies internationales de la coopération sanitaire. Ainsi le pouvoir politique perd de vue sa mission même de service public.

Est-il encore temps de rappeler le point le plus important sans doute du Préambule de la Constitution de l’OMS qui est de signifier aux États membres que la santé des populations relève en tout premier lieu de la responsabilité des États : « les gouvernements ont la responsabilité de la santé de leurs peuples ; ils ne peuvent y faire face qu’en prenant les mesures sanitaires et sociales appropriées » ? C’est la définition de ce qui fonde la santé publique.

Une des questions de l’ouvrage est donc de savoir comment se décident les priorités de santé dans le cadre de l’aide internationale, de montrer les effets de ces décisions en termes d’inégalité, d’injustices et d’iniquité, et d’appeler à davantage de respect des situations et des responsables sur place, afin qu’ensemble ils tentent, et que nous tentions avec eux, d’identifier des réponses ajustées aux situations actuelles et à venir. Le risque du mépris de la connaissance et des savoirs en vue de la décision politique, du dédain de ce à quoi peut ressembler l’avenir, en même temps que toute forme de démission politique, est celui de l’émergence de nouvelles menaces, non pas pour la santé globale, qui dira toujours bien se porter, mais pour la santé mondiale, celle de chacun d’entre nous, à égalité. Le risque fondamental de l’abolition du politique est celui de la violence, quelle que soit sa forme, selon le domaine qui nous intéresse à analyser. Nous y sommes déjà. Afin d’éviter le pire, pouvons-nous nous accrocher aux fondamentaux du politique et de la démocratie ?

 

(1) D. Kerouedan et Joseph Brunet-Jailly (dir.). Santé mondiale, enjeu stratégique, jeux diplomatiques. Presses de Sciences Po. 16 juin 2016.

(2) D. Kerouedan. Géopolitique de la santé mondiale. Les leçons inaugurales du Collège de France, Fayard, 2013. 86p. 

(3) Colloque du 17 juin 2013 : Politique étrangère et diplomatie de la santé mondiale

(4) Sénat. Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. Sahel : la stabilité passe par le développement. Tirer les conséquences de la crise malienne. 29 juin 2016. Rapport d’information N° 728. (Non disponible en format électronique)

 

Dominique Kerouedan

Dominique Kerouedan

Dominique Kerouedan est fondatrice et conseillère scientifique de la spécialisation « Global health » à l’Ecole des affaires internationales de Sciences Po. Titulaire de la chaire Savoirs contre pauvreté au Collège de France, 2012-2013.