Soigner les victimes de torture, exilées en France

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Accueillir et soigner les personnes victimes de la torture et de la violence politique : un enjeu de santé publique. Retour sur le Livre blanc publié par le Centre Primo Levi.

Chaque année, la France voit arriver sur son territoire plus 60 000 hommes, femmes et  enfants victimes de persécutions dans leur pays d’origine qui demandent l’asile politique. Certains l’obtiendront, d’autres seront déboutés du droit d’asile. Pourtant la majorité de ces personnes arrivent en France traumatisées par les violences subies dans leur pays et par leur parcours d’exil souvent très douloureux. Elles présentent des douleurs physiques (maux de tête à répétition, douleurs musculaires, troubles digestifs, problèmes gynécologiques ou urinaires, insomnies, cauchemars, VIH, hépatites etc.) et psychologiques (repli sur soi, isolement, dépression, envies suicidaires, sentiments de honte et de culpabilité…). Ces douleurs sont aggravées par les conditions de vie extrêmement précaires et l’insécurité juridique auxquelles elles sont soumises.

Premier centre de soins spécifiquement consacré à l’accueil et au soin des personnes victimes de torture et de violence politique, le Centre Primo Levi a souhaité établir un état des lieux sur la prises en charge de ces personnes : qui sont-elles ?  De quoi souffrent-elles ? Comment sont-elles accueillies ou  plutôt non accueillies sur notre territoire ?  Autant de questions abordées dans le Livre blanc « Soigner les personnes victimes de la torture exilées en France » publié par le Centre Primo Levi. Au-delà des constats, le Livre blanc est également l’occasion de mener une vaste campagne de sensibilisation et de plaidoyer auprès des pouvoirs publics et de l’opinion. Une pétition en faveur de l’accès au soin pour ces personnes a été lancée à la suite de sa publication.

Les constats du Livre blanc

Fruit d’un travail collectif auquel ont participé différents professionnels institutionnels et associatifs, le Livre blanc dresse un bilan très alarmant de la prise en charge de ces personnes sur le territoire.

Un chiffre tout d’abord : on estime à plus de 125 000 le nombre de personnes(1), réfugiés, demandeurs d’asile ou déboutés, vivant en France, qui ont été victimes de torture et/ou de violence politique et qui ont potentiellement besoin de soins appropriés. Cette estimation ne tient pas compte des proches des victimes (conjoint/enfants) dont on sait que la torture a immanquablement un effet direct sur eux également. Paradoxalement, cette population est complètement absente des politiques de santé publique, et aucune étude médicale ou épidémiologique n’a jamais été menée sur cette question.

Face à ce qui constitue un véritable enjeu de santé publique au vu du nombre de personnes concernées, le système de santé de droit commun n’est pas en mesure d’apporter une réponse adaptée aux souffrances de cette population. Les professionnels du soin ne sont pas formés à reconnaître et à prendre en compte les traumatismes liés à la torture ou à la violence politique, alors qu’ils sont souvent les premiers à être en contact avec les réfugiés et qu’une identification précoce permettrait d’éviter une dégradation de l’état de santé de ces personnes. Rien n’est inclus dans leur cursus sur cette thématique.

Par ailleurs, les structures de santé de droit commun (CMP, CMPP notamment) ne prévoient pas systématiquement de budget pour permettre à ces personnes – qui souvent ne parlent pas le français – d’avoir recours à un interprète professionnel, alors même que l’on sait que la barrière linguistique est un obstacle majeur à l’accès aux soins, tout particulièrement aux soins thérapeutiques. Enfin, le système ne favorise pas le travail pluridisciplinaire et l’implication des différents intervenants en lien avec ces personnes. La rigidité de la sectorisation en matière psychologique et psychiatrique, le manque de flexibilité dans les rendez-vous et la durée limitée des consultations sont autant de limites imposées par le système pour une prise en charge adaptée de ces personnes.

A cette carence des soins dans le système de santé de droit commun, s’ajoute la dégradation des conditions d’accueil des demandeurs d’asile en France, tant dans le domaine de l’hébergement que des conditions d’accès à la demande d’asile – dégradation qui a un impact direct sur la détérioration de l’état de santé de ces personnes, retarde leur prise en charge et accroît leurs souffrances.

Pour pallier ces insuffisances, des associations ont créé en France des centres spécialisés qui accueillent cette population en proposant une prise en charge pluridisciplinaire, le recours à des interprètes professionnels, des temps de consultation plus longs. Mais ils sont en nombre insuffisant, mal répartis sur le territoire, souvent fragilisés dans leurs financements et ne prennent en charge que 6000 personnes par an. Sur-sollicités et saturés, seuls 10 centres existent sur tout le territoire français.

Des souffrances méconnues, incomprises

Le Livre blanc rédigé à partir de nombreuses interviews de professionnels intervenant auprès des victimes en dit long sur les souffrances des victimes. Le premier constat, qui revient de manière récurrente, c’est qu’on ne guérit pas des séquelles de la torture. Le traumatisme crée une rupture profonde dans l’histoire des personnes. Longtemps après, la souffrance physique et psychique des survivants perdure. Ce qui rend les effets de la torture et des violences politiques singuliers, c’est aussi la grande difficulté des victimes à parler de leurs souffrances et à retrouver une oreille attentive. Le silence qui entoure le vécu traduit souvent la honte ressentie par celles et ceux qui ont été atteints au plus profond de leur intégrité. S’ajoute parfois la culpabilité d’avoir survécu, de n’avoir pas fui à temps ou pu défendre sa famille. Laisser perdurer ce silence, c’est prolonger les effets et les séquelles de la violence. Tout l’enjeu du soin est alors de les inciter à parler par une attitude empathique, une écoute attentive de leurs souffrances et de leurs antécédents. Dans le cadre des consultations, le recours à un interprète professionnel est bien évidemment indispensable.

La nécessité d’une reconnaissance des victimes et une meilleure prise en compte des souffrances physiques et psychiques par le corps soignant constituent indéniablement deux préalables à la prise en charge. Mais cela ne fait pas tout. L’obtention du statut de réfugié dans le pays d’accueil, qui reconnaît la demande d’asile comme légitime, qui confère un statut légal et qui permet la stabilité du séjour, joue également un rôle majeur dans l’état de santé des personnes exilées. C’est bien la raison pour laquelle les centres comme le Centre Primo Levi permettent à leurs patients de bénéficier d’une prise en charge pluridisciplinaire incluant un suivi social et juridique.

 Sensibiliser et agir en faveur du soin pour les victimes de torture

Si l’objectif du Livre blanc a été de sensibiliser, de sortir de l’ombre ces milliers de victimes invisibles, il a aussi un objectif précis de plaidoyer et énumère une série de recommandations concrètes pour changer la donne. Parmi ces recommandations développées de manière exhaustive au sein du Livre blanc, rappelons les principales d’entre elles :

– L’élargissement des politiques publiques en direction des exilés. Actuellement ces politiques sont majoritairement orientées vers la prévention et le soin des maladies infectieuses. Des programmes spécifiques concernant la santé mentale doivent être développés et notamment des programmes de recherche.

Le soutien des centres de soins et des consultations spécialisées qui assurent une prise en charge pluridisciplinaire répondant à l’ensemble des symptômes : ceux causés par les traumatismes de la torture mais aussi par l’exil, la perte de repères, les souf­frances dues à l’exclusion et l’extrême précarité.

L’adaptation et le renforcement des structures de droit commun (PASS, CMP, CMPP(2)) et de leurs moyens notamment en locaux, personnels, formation, accès à l’interprétariat sont également une priorité. De même que la formation des professionnels de santé, notamment les médecins généralistes, souvent en première ligne face aux demandes de soins des réfugiés.

– Enfin, dans un contexte de durcissement des conditions d’accueil des réfugiés en France, où le sujet de l’immi­gration a été instrumentalisé par les politiques et des idées fausses répandues sur la demande d’asile, il est urgent de créer des conditions adéquates au soin en garantissant l’accès à l’hébergement adapté, à l’assurance maladie et aux minima sociaux permettant l’autonomie des personnes réfugiées en France.

Constats et recommandations à l’appui, de nombreux rendez-vous ont été pris auprès des pouvoirs publics pour présenter le Livre blanc. Ce travail de plaidoyer se prolonge aujourd’hui à travers une pétition en faveur du soin aux personnes victimes de torture adressée à Marisol Touraine, Ministre des affaires sociales et de la santé. A ce jour 3 000 citoyens l’ont déjà signée, mais la mobilisation continue pour atteindre à minima le chiffre de 20 000 signature d’ici le mois de juin 2014, date à laquelle seront officiellement remises les signatures à la Ministre.

Informations et signatures en ligne

 

Le Centre Primo Levi en bref

 Association loi 1901, reconnue d’intérêt général et habilitée à recevoir des dons, le Centre Primo Levi a été créé en 1995 avec le soutien d’associations comme Médecins du Monde, Amnesty international section françaises ou Action des chrétiens pour l’abolition de la torture – ACAT France -, toujours représentées dans son conseil d’administration.

Le Centre Primo Levi propose à Paris une prise en charge gratuite et adaptée aux personnes victimes de torture et de violence politique. Pour favoriser une reconstruction complète – physique, psychique et sociale – des patients, l’équipe soi­gnante regroupe à la fois des médecins généralistes, des psychologues-psychanalystes, deux assistants sociaux et une juriste. L’intervention d’interprètes professionnels est également proposée aux patients.

Afin de favoriser l’échange d’expé­rience et  de transmettre son savoir, le Centre Primo Levi a mis en place des outils pour les professionnels. Il dispose d’un centre de forma­tion, d’un centre de documentation et d’une revue. Seul ou au sein de collectifs, le Centre Primo Levi mène aussi des campagnes de lobbying et de plaidoyer pour demander des soins adaptés aux victimes de la torture et pour défendre le droit d’asile. L’association a reçu le prix des Droits de l’Homme de la République française en 2010 (mention spéciale pour son action auprès des enfants) et en 2004 pour son activité de soins auprès de l’ensemble des victimes).

 

(1) Le Conseil international pour la réhabilitation des victimes de torture (IRCT) estimait en 2005 que parmi les réfugiés statutaires, 20 à 30% à minima ont été victimes de torture. En France il y a aujourd’hui environ 160 000 réfugiés statutaires et ainsi au moins 50 000 d’entre eux ont été victimes de torture. Mais ce chiffre est sous-estimé car il ne tient pas compte des autres demandeurs d’asile qui n’ont pas eu le statut de réfugié ou qui sont en attente du statut. Depuis 10 ans,la France a accueilli sur son territoire au moins 500 000 demandeurs d’asile. Si l’on considère que 20 à 30% d’entre eux on été victime de torture ou de violence politique, on arrive au chiffre de 125 000 personnes.
(2) Centre médico-psychologique, Centre médico-psycho-pédagogique, Permanence d’accès aux soins de santé.

Eléonore Morel

Eléonore Morel

Eléonore Morel, directrice générale du Centre Primo Levi .

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