Suite à « Viols d’hommes en temps de guerre : les hommes aussi »

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Dans « Viols d’hommes en temps de guerre : les hommes aussi », j’ai évoqué l’article de Will Storr, « The rape of men », publié par The Observer le 17 juillet (1). L’article est résumé ainsi par la rédaction : « In this harrowing report, Will Storr travels to Uganda to meet traumatised survivors, and reveals how male rape is endemic in many of the world’s conflicts ».

Au centre du reportage, l’histoire d’un jeune Congolais, violé, au Kivu (RD Congo), par douze hommes d’une bande armée. Il réussit à fuir et se réfugie en Ouganda (à Kampala) où il est pris en charge médicalement par le Refugee Law Project (Makerere University), dont le directeur est un médecin anglais, le docteur Chris Dolan. Interviewé, Dolan met en cause l’usage restrictif de la notion de genre adopté par nombre d’organisations qui considèrent que seules les femmes sont victimes de violences sexuelles. Manifestement Will Storr adhère à  cette critique.

En réaction à l’article, 209 messages ont été publiés par The Observer entre le 17 et le 19 juillet 2011. Je ne regrette pas de les avoir tous lus ; ils constituent un tableau d’interrogations sur le traitement des violences sexuelles subies par des hommes, en temps de guerre : sont-elles reconnues ou niées par les Organisations et institutions engagées dans l’aide aux victimes de conflits armés ?Fait-on preuve de misogynie et d’hostilité au féminisme lorsque l’on dénonce l’usage restrictif de la notion de genre (il s’agirait d’hostilité à certains courants féministes :« the old feminist view ») ? Comment expliquer la stigmatisation des victimes, le silence sur leur sort social, les résistances à leur prise en charge ? Comment expliquer le choix de violer des hommes, s’agit-il de « viols homosexuels », d’ « homosexualité latente », ou bien doit-on imputer ces violences à la situation de conflit armé, et les considérer exclusivement comme des actes de pouvoir, une volonté d’humilier, de terroriser, démontrer sa puissance, faire souffrir (« rape is about power ») ? Comment organiser l’aide, notamment médicale, à ces hommes, doit-elle être distincte, différente de l’assistance portée aux femmes ? Je résume aussi fidèlement que possible les principaux thèmes, tels qu’ils sont exprimés par les rédacteurs de commentaires.

Dans un premier temps, il ne s’agit pas ici de donner raison ou tort à certains raisonnements, aux interprétations des comportements violeurs, mais démontrer comment ces discussions et ces échanges d’arguments traitent des normes de genre, des régulations du genre, de relever aussi les incidences pratiques de normes et régulations dominantes sur l’aide aux victimes. C’est pourquoi je dois d’abord présenter ce qui se dit dans les commentaires, en distinguant les différents thèmes qui reviennent le plus régulièrement dans la discussion.

 L’état d’esprit du violeur (« Mind of the rapist »)

Nombre de commentateurs cherchent à comprendre la conduite des violeurs, à énoncer leurs motivations, ce qui ne signifie en rien et pour aucun les excuser.Tout au long des 209 messages, deux courants s’opposent : les uns affirment que la motivation sexuelle, la recherche du plaisir sont déterminantes tandis qu’un second courant considère que, en situation de violences armées comme c’est le cas à l’Est de la RDC, les viols ont pour motif la volonté de terroriser, d’humilier, de blesser ce qui n’a rien à voir avec le « désir » ou « la sexualité ». Ces deux camps restent sur des positions tranchées et inconciliables. A ce débat vient se greffer la discussion sur une hypothétique association entre viols d’hommes par des hommes et une « homosexualité latente »de ces derniers. Face à ce point de vue, plusieurs rétorquent que, dans un contexte d’homophobie et de domination des normes hétérosexuelles, il est aberrant d’attribuer l’acte de viol, en situation de conflit armé, à une motivation homosexuelle. D’une part c’est réduire l’homosexualité à un acte (violent en l’occurrence), d’autre part c’est ignorer la prédominance et la pression d’une « culture macho », à laquelle il est « nécessaire de mettre fin » (« Let’s do what ever is necessary to stop rape culture and put an end to machismo »).

Il ne s’agit pas ici de départager entre ces points de vue. Notons cependant que l’hypothèse de « l’homosexualité latente » repose sur une démarche interprétative complètement hasardeuse : au lieu de se référer à l’enchaînement des actions dans lequel les viols prennent place (comme peuvent le faire ceux qui les qualifient d’actes de terreur), elle infère des comportements observables d’ un état d’esprit, des motivations qui seraient la cause des conduites. On peut douter de cette prétention à saisir ainsi, à distance, sans une étude des situations de viol, ce qui motive les violeurs.

Le féminisme mis en cause, les résistances à la prise en charge

A plusieurs reprises, des commentaires reprennent à leur compte les critiques recueillies par le journaliste, critiques qui s’adressent aux agences des Nations Unies et aux ONG internationales: ces commentaires contestent les points de vue qui, en  identifiant les rapports de genre à un rapport de domination des hommes sur les femmes, déduisent que seules les femmes peuvent être victimes tandis que les hommes sont exclusivement du côté de l’exercice de la violence. C’est l’argument que le docteur Dolan et la juriste Lara Stemple opposent aux organisations de secours intervenant dans les situations de conflit pour expliquer qu’elles ne reconnaissent pas les violences sexuelles contre les hommes et n’envisagent pas de les assister. Ainsi un post rappelle que certaines féministes radicales des années 1980 désignaient les hommes « comme une classe d’oppresseurs », point de vue qui conduit à réserver aux femmes le statut de victimes et aux hommes celui d’auteurs des violences (« perpetrators »).

Cependant nombre de messages contestent et dénoncent le blâme contre « les féministes » : celles-ci ont ouvert la voie à la dénonciation publique de la violence sexuelle, elles ont combattu le tabou qui empêchait le déploiement de la critique, et la prise de parole sur les viols d’hommes en temps de guerre prend appui sur ce travail accompli par des féministes. Un commentaire (Michael Amherst) reprend la réflexion sur les politiques de genre adoptées par la plupart des organisations d’assistance : ce qui est critiquable ce n’est pas le féminisme en général mais une conception binaire du genre selon laquelle l’acte de viol serait « une conduite purement masculine », les hommes se caractérisant par « une sexualité agressive » tandis qu’ « être victime est considéré comme un signe de féminité et de faiblesse ». Ce sont donc ces notions binaires du genre qui devraient être démantelées.

Plusieurs commentaires rappellent que, dans les zones de conflit, les victimes de violences sexuelles sont massivement des femmes ; aucun post ne contredit ce constat mais beaucoup cependant se déclarent surpris par l’importante proportion d’hommes-victimes dans les zones de conflit à l’Est de la RDC.

 Genre et assistance aux victimes

Tous les messages dénoncent le déni des violences sexuelles contre des hommes et les difficultés que rencontrent, au Royaume Uni (et en Irlande), les hommes pour accéder à des secours d’une qualité identique à ceux délivrés aux femmes. Un débat oppose les rédacteurs de post, il porte sur l’organisation des centres d’assistance. Selon certaines et certains, les lieux d’assistance aux femmes ne devraient pas accueillir des hommes et il faudrait créer à l’intention de ces derniers des lieux distincts qui leur seraient réservés ; à l’appui de cette position un argument principalement: les espaces mixtes accentuent le traumatisme des femmes. Les services d’assistance doivent maintenir des espaces féminins de sorte que les patientes éprouvent dans ces lieux un sentiment de sécurité, ne se sentent pas mise en danger, « traumatisées » par la présence de l’autre genre.

Un message, favorable au développement de services distincts, ajoute que dans un univers où les différences de genre ont une force sociale, les acteurs de l’aide doivent en tenir compte, il leur revient donc de diversifier les protocoles et les espaces de soins. Contre la distinction des lieux de secours par genres, un argument domine : la séparation des espaces prolonge et accrédite le sentiment de crainte, voire de panique, à l’égard de tous les hommes, ce qui a pour effet de renforcer la vulnérabilité des femmes. Au contraire, la création d’espaces mixtes, où la qualité de l’assistance deviendrait identique pour toutes et tous, montrerait aux femmes qu’elles ne sont pas les seules victimes, qu’elles partagent ce sort avec certains hommes.

A ce sujet plusieurs commentaires rappellent que les hommes violés sont eux aussi massivement victimes d’hommes (l’exemple d’Abou Ghraïb est cité pour souligner que les violences sexuelles ont aussi, parfois, des femmes pour auteurs et des hommes pour victimes).Si les hommes sont comme les femmes massivement les victimes d’hommes, la séparation des genres n’est pas justifiée, notamment parce que l’accès à une assistance commune et de même qualité attesterait que la violence n’est pas un caractère spécifique du genre masculin, que la situation de victime sexuelle est commune, aux femmes et aux hommes. Ce qui importe avant tout, c’est la qualité de la relation thérapeutique entre soignants et assistés.

L’article de Will Storr est un texte engagé. Le journaliste plaide contre « la conspiration du silence », observable dans « nombre de pays en développement », à propos de violences sexuelles contre des hommes. Pour soutenir cet engagement, Storr prend appui à la fois sur le récit d’un patient, sur le travail d’une universitaire (Laura Stemple), ainsi que sur deux témoignages d’acteurs intervenant à Kampala dans le cadre du Refugee Law Project, le docteur Dolan  et le (ou la ?) « gender officer » du centre de soins. La mise en cause d’une perspective de genre binaire est l’un des fils directeurs de la critique construite par Storr. C’est également un thème auquel nombre d’auteurs de commentaires sont sensibles : ainsi critiquent-ils fréquemment la « culture macho » qui assigne des identités de genre d’une manière rigoureusement binaire, ayant pour effet de stigmatiser les hommes violés et de leur dénier une assistance comparable à celle reconnue aux femmes. Cet article et les 209 commentaires ont pour grand mérite de s’interroger sur l’influence des conceptions du genre, des normes de genre d’une part sur les acteurs de l’assistance en Angleterre, mais aussi plus généralement sur les agents d’opérations humanitaires.

(1) 2011http://www.guardian.co.uk/society/2011/jul/17/the-rape-of-men

Marc Le Pape

Marc Le Pape

Marc Le Pape est sociologue, chercheur associé au Centre d’études africaines (Ehess).

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