SYRIE (Idlib) – Reportage et analyse (II) – Crise humanitaire pour une guerre oubliée : « Ce sera Bashar, ou nous détruirons la Syrie »

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Scène habituelle, depuis plusieurs mois : des familles entières se pressent en direction de la frontière turque ; charrettes, remorques tirées par des tracteurs, sur lesquelles s’entassent matelas, couvertures, chaises, valises et baluchons, des camionnettes bondées, tout un peuple fuit les bombardements et la guerre…

En traversant Atmeh, on aperçoit de longues files de tentes, sur le flanc de la montagne au pied de laquelle s’étend le village : les réfugiés sans passeport ne peuvent plus entrer en Turquie ; les autorités turques leur interdisent le passage. C’est le cas de la majorité des familles qui fuient les villages et les quartiers défavorisés des villes bombardées.

Ceux qui ont un passeport le peuvent. Mais ils ne sont plus admis dans les camps, surpeuplés, et doivent trouver par eux-mêmes de quoi subsister. Dans certaines agglomérations, comme à Hatay, des manifestations ont eu lieu : la population, dérangée par le flot de ces miséreux en quête d’une aide quelconque, a réclamé leur expulsion. Les forces de l’ordre les ont donc chassés des rues de la ville.

Aussi, les rebelles, l’Armée syrienne libre (ASL), et des notables syriens se sont cotisés pour monter des camps dans les villages frontaliers avec la Turquie.

À Atmeh, beaucoup de réfugiés proviennent d’Homs, de Hama et d’Alep. Mais la localisation de ces camps, en Syrie même, est très dangereuse car, si le régime bombarde les réfugiés, comme il l’a fait à plusieurs reprises des foules qui attendaient une distribution de pain (à Alep notamment –ce dont j’avais été témoin), l’hécatombe est garantie ; et les victimes se compteraient par centaines…

À la sortie du village, nous avons accompagné les miliciens du campement d’Abou Mahmoud. Son lieutenant, Kaies me raconte son histoire : comment il a été envoyé à Deraa avec son régiment, en mars 2011, alors qu’il faisait son service militaire ; les ordres qu’il a reçus, d’ouvrir le feu sur les manifestants ; comment il a alors déserté et rejoint l’ASL.

Combien de fois n’ai-je pas entendu cette même histoire, en Syrie ?

Il était sergent et, avec quatre de ses amis du même grade, il est sorti de la caserne, un matin, à l’aube. La sentinelle les a salués, sans rien leur demander. Ils ont pris le premier  autobus et ont rejoint leur village… et l’ASL.

Kaies est originaire de Hama. Brahim, un des miliciens que nous rencontrons, faisait son service militaire à Zabadani, près de Damas, également un fief de la rébellion.

Escorté par mes deux guides, nous avons parcouru tout le gouvernorat d’Idlid.

En représailles au soulèvement  de la population, l’aviation a pour ainsi dire rasé plusieurs des villages que nous traversons. Leurs habitants les ont tous abandonnés ; il n’en reste le plus souvent que des monceaux de ruines.

Tandis que nous progressons à travers la brume en direction de Taftanaz, sur la route qui longe l’aéroport assiégé par lesbrigades islamistes de Jabhet al-Nosra et  Ahrar al-Sham (l’aéroport tombera quelques jours après notre passage), trois obus nous surprennent, qui s’abattent et explosent dans un champ, soulevant des paquets de boue tout à côté de notre véhicule. C’est l’artillerie de l’aéroport qui bombarde la route. Tout tremblant, le chauffeur accélère et, tous feux éteints, nous filons en trombe dans la purée de poix, sans savoir si nous étions la cible de ces tirs ou si nous les avons croisés fortuitement.

La petite ville de Taftanaz n’a pas non plus échappé aux bombardements ; les deux tiers des habitations sont en ruines et, comme partout ailleurs dans le gouvernorat, la population a fui.

À pied, Kaeis et moi avançons au milieu des décombres ; pas une âme ne se manifeste. Les seuls bruits qui troublent le silence sont ceux des canalisations d’eau, crevées, des explosions, dont le vacarme nous parvient, depuis les environs de l’aéroport, assourdi, et celui d’un hélicoptère qui tourne au-dessus de Taftanaz, sans que nous puissions l’apercevoir derrière l’épais brouillard.

En chemin, nous abordons des miliciens désœuvrés. Ce sont des hommes de l’ASL.

C’est presqu’une constante, dans le gouvernorat : les quelques pelotons de l’ASL que j’y ai croisés, constitués de civils du quartier, quatre ou cinq hommes, guère plus, sont désormais assignés, ici, au maintien de l’ordre, là, à la surveillance d’un camp de réfugiés, plus loin, à verbaliser les habitants qui coupent les arbres dans les jardins publics ou le long des routes (c’est que l’hiver est là et que le gouvernorat n’est plus approvisionné en fuel : ceux qui ont fait le choix de ne pas s’enfuir doivent se chauffer ; mais les maigres ressources en bois de la campagne syrienne ne suffiront pas à traverser la mauvaise saison).

Le soleil ayant percé le brouillard, l’hélicoptère qui la survolait depuis le matin, bénéficiant désormais d’une bonne visibilité, a tiré plusieurs roquettes sur un immeuble encore occupé, qui s’est en partie effondré et dont une escouade de l’ASL essaie d’extirper les habitants coincés par les décombres.

Je filme la scène, lorsqu’un nouveau tir nous surprend. Le projectile est tombé dans la rue, à quelques vingt ou trente mètres de nous. Jeté au sol par le souffle de l’explosion, je me relève au milieu d’une pagaille dramatique, des blessés qui appellent, des morts, des cris de panique, des vivants qui cherchent à fuir et que je distingue à peine dans le nuage de poussière suffocant qui m’entoure : le quotidien des villageois du gouvernorat d’Idlib et de nombreuses autres régions de Syrie, depuis presqu’un an.

De Taftanaz, nous gagnons Binnesh, non loin de l’aéroport militaire, petite ville située sous le feu de l’artillerie de l’armée régulière, stationnée à cinq kilomètres de là, dans l’agglomération de Fuaa.

Après avoir parqué notre véhicule, nous progressons prudemment dans les rues désertes, en rasant  les façades des immeubles, tandis que les obus s’abattent ici et là, au hasard, sur le centre-ville.

Les Juifs ont tué moins de personnes à Gaza que Bashar en Syrie, me lance Kaies. Bashar bombarde les civils sans se soucier des victimes. Au moins, les Juifs, ils ciblent leurs objectifs. Bashar est plus cruel que les Juifs.

Les jours suivants, nous investiguons les villes et villages du gouvernorat : partout, des ruines ; des agglomérations vides de vie, dont les habitants ont essayé de se réfugier derrière la frontière turque, mais dont la plupart ont été refoulés et s’entassent dans les quelques camps de fortune que l’ASL a pu monter, tel celui de Qah, près d’Atmeh.

Plusieurs milliers de personnes y vivent désormais, sous des bâches de plastique, en guise de tentes, bien précaires abris, alors que l’hiver commence ; les enfants s’endorment difficilement dans le froid des longues nuits, qui commencent vers cinq heures, lorsque le soleil se couche –le camp n’est pas raccordé au réseau électrique. Beaucoup tombent malades.

Les files s’allongent devant le petit dispensaire où un seul médecin, un Syrien, assure la permanence quotidienne pour des centaines de patients, dans cette antenne de campagne fournie par Médecins du Monde. Le matériel et les médicaments font défaut et le praticien est débordé, découragé, impuissant. Il refusera de me recevoir. Encore une fois, je constate que l’indifférence dont commençait à témoigner les Syriens à l’égard des Occidentaux se mue peu à peu en haine.

L’ASL a réussi à dresser, à flanc de colline, quelques centaines de tentes, qui sont chacune partagée par plusieurs familles. Trois énormes citernes en pvc ont aussi été acheminées sur les lieux, où les réfugiés peuvent s’approvisionner en eau. L’eau est rationnée et glacée.

Le seul moyen de se réchauffer et de cuisiner, c’est d’allumer un feu. Le bois manque, ici aussi. Cette concentration de population ne permet pas à tous de s’en procurer. Il faut donc faire sans, le plus souvent.

Le camp ne possède pas de sanitaires, pas de toilettes… Et les pluies torrentielles de ces derniers jour ont changé en pataugeoires les abords des tentes et les chemins ; la boue est partout, une gadoue épaisse, dense, froide, faite de cette terre glaise presqu’orange, qui colle aux pattes. Des enfants tout crottés courent çà et là et fouillent les bennes à ordure qui débordent aux abords du camp.

Pas l’ombre d’une ONG dans le camp de réfugiés de Qah, exception faite du petit dispensaire. Pas la moindre présence des Nations Unies…

Plus tard, nous avons poussé vers le midi, traversant des petits villages et les sites archéologiques de l’époque byzantine, dont regorge la région, qui ajoutent la solennité de leurs ruines antiques à celles, misérables, des habitations détruites par les bombardements.

Pour gagner le sud du gouvernorat, nous avons emprunté la grande autoroute qui relie Damas et Alep. Elle était déserte. Nous nous y sommes engagés à une vingtaine de kilomètres au sud d’Alep et l’avons quittée à la hauteur de JaradaRuins. J’avoue avoir été un peu stressé, tout au long de ce bref périple, à l’idée que notre véhicule soit arrêté par une patrouille volante de l’armée régulière…

Nous nous sommes d’abord arrêtés dans la petite ville de KefarNubbol, sous le feu de l’artillerie gouvernementale qui tire de temps en temps une salve, au hasard. À KefarNubbol, nous avons été pris en charge par Raed, un commandant local de l’ASL, qui s’est proposé de nous emmener visualiser la situation à Maraat an-Nouman.

Je connaissais déjà la ville : j’y était passé en juillet 2011, au début des événements. C’était un des points chauds des troubles en Syrie (j’y avais constaté que le siège du parti Baath avait été incendié). Mais, tandis que nous roulions dans la ville martyrisée et nimbée de brouillard, je ne parvenais pas à la reconnaître.

Certaines rues m’ont rappelé le quartier martyr de Salaheddine, que j’ai décrit dans les Chroniques de la révolution syriennne, entre juillet et novembre 2012, lorsque je me trouvais à Alep.

Au centre-ville, un jardin public a été transformé en cimetière : entourées d’immeubles éventrés et de gravats, une centaine de tombes, fraîchement creusées, donnent à l’endroit un air d’apocalypse.

Raed nous emmène au-delà de la banlieue de Maraat an-Nouman ; nous traversons l’autoroute et progressons par les chemins de campagne, en direction de Wadi al-Deaf, une vallée où l’ASL fait face aux réguliers.

Abou Khaled nous y accueille. Il commande deux brigades de l’ASL, qui ont fusionné, les katibasShohada al-Ram et Liwa-Shohada.

Nous  suivons ses hommes, en partance pour la ligne de front, tandis que des obus d’artillerie tombent de temps en temps, ici et là, sur la bourgade. Nous avançons prudemment tout au long d’une longue rue déserte, jonchée de gravats, qui s’achève sur la rase campagne : de l’autre côté des prés, les bâtiments d’une grosse ferme abritent la tête de pont de l’armée régulière. Nous entrons dans un immeuble et escaladons les escaliers encombrés de blocs de béton et de plâtras. Les miliciens de l’ASL prennent position aux fenêtres ; et le jeu des snipers commence, de part et d’autre.

Les tirs d’obus s’intensifiant et se concentrant sur notre position, un repli s’impose. Nous reculons de deux rues ; l’occasion d’interroger les gars :

Moi, je n’étais pas dans l’Armée libre. Mais l’armée de Bashar a détruit ma maison et mon atelier. J’ai tout perdu. Ils ont tout volé, dans la maison. Alors, j’ai rejoint l’Armée libre pour me battre.

L’armée syrienne n’ose pas nous affronter. Alors, ils tirent sur les maisons, sur les civils,  sur les villes. Ils bombardent de loin. Ils visent les mosquées. Toutes les mosquées sont détruites, ici, à Maraat an-Nouman. Ils visent aussi tous les bâtiments publics, les écoles, les musées, les hôpitaux. À Maraat an-Nouman, il n’y a plus aucune infrastructure médicale. Il  y a quelques jours, les Shabihas qui étaient venus renforcer l’armée nous ont crié : « Ce sera Bashar, ou nous détruirons la Syrie. »

Quand on attaque l’armée syrienne, nous, on crie aux soldats de nous rejoindre. On leur dit qu’on ne les tuera pas, qu’ils doivent venir avec nous. Nous sommes le peuple syrien ; nous devons être ensemble. Mais c’est compliqué, pour eux. Chaque fois qu’un soldat quitte sa position et court vers nous pour rejoindre l’Armée libre, leurs snipers lui tirent dans le dos.

Dans cette katiba, trois des miliciens sont d’anciens militaires, des déserteurs. L’un d’eux vient de Homs ; il me montre ses papiers militaires. Le second m’explique que, « dans l’armée syrienne, les officiers affirment aux conscrits que les miliciens de l’Armée syrienne libre sont des terroristes et que, s’ils capturent un soldat de l’armée régulière ou si un soldat tente de les rejoindre, ils le violent, le frappe et lui font subir les pires horreurs ».

Les gars ne sont pas prêts de lâcher prise. Beaucoup ont tout perdu, parfois même leur famille : ilsn’ont plus rien à perdre et sont dorénavant prêts à tout. La guerre n’a pas encore dit son dernier mot.  La misère non plus.

Ainsi, le conflit s’enlise, tandis que les opinions publiques occidentales oublient la Syrie. Et leurs gouvernements aussi…

 

Janvier 2013