Syrie : La « révolution » impossible. Au-delà de toutes les propagandes et interprétations…

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Portrait géant de Bashar al-Assad, au coeur de Damas (© Pierre Piccinin)

Pierre Piccinin était en Syrie en décembre 2011 et janvier 2012. L’historien et le politologue apporte un éclairage nouveau sur les évènements qui secouent ce pays, ainsi que sur les enjeux régionaux. Sans parti pris et loin de la propagande de Damas et de ses opposants ou des avis sans nuance des capitales occidentales et des médias internationaux. Où l’on pénètre dans cette zone grise, complexe, pour comprendre un conflit… Analyse et état des lieux.

Alors que les gouvernements tunisien et égyptien ont dû céder face à la contestation (ou ont su en donner l’impression, à tout le moins), alors que l’Alliance atlantique a profité des troubles pour renverser le dirigeant libyen Mouammar Kadhafi, tandis que d’autres, comme au Bahreïn, se sont maintenus par la force ou, comme en Algérie, en Jordanie et plus encore au Maroc, par la ruse de quelques vagues promesses de réformes, exception faite du Yémen qui, en dépit du retrait apparent du président Saleh, s’enfonce chaque jour un peu plus dans le chaos, la Syrie reste le dernier État empêtré dans ce phénomène que d’aucuns ont souhaité habiller d’une expression poétique, le « Printemps arabe ».

Depuis le 15 mars 2011, en effet, le gouvernement baathiste du président Bashar al-Assad doit faire face à des troubles, parfois violents, comme je l’avais déjà constaté lors d’un premier séjour d’observation, en juillet dernier.

En juillet, j’avais parcouru tout le pays, aussi bien le sud, Deraa, Souweida, que le centre, puis la côte et le nord, jusqu’à Alep, et l’est, jusqu’à Deir-es-Zor, sur l’Euphrate, vers la frontière irakienne.

Cette fois-ci, je me suis concentré sur le centre, principalement : Damas, le gouvernorat de Homs et Hama.

Un de mes objectifs était de rencontrer les Chrétiens de Syrie qui représentent un peu plus de 10% de la population, en cette période de Noël, et parmi les premiers concernés par la vague islamiste qui submerge ce « Printemps arabe ». J’ai tenté d’appréhender leur sentiment sur les événements et de mesurer leur inquiétude face à la montée de l’influence islamiste, des Frères musulmans, qui s’imposent de plus en plus à la tête des contestataires, et de la violence dont font preuve les salafistes.

Les Chrétiens ont en effet sous les yeux ce qui s’est passé en Irak où, depuis le renversement de Saddam Hussein en 2003, leurs communautés font l’objet d’attaques et d’attentats réguliers (des dizaines de milliers de Chrétiens irakiens ont depuis lors fui leur pays et trouvé refuge en Syrie). Ils ont aussi l’exemple des Chrétiens d’Égypte : les scènes de fraternisation entre Chrétiens et Musulmans que l’on avait pu observer, place Tahrir, au moment de la révolution, il y a tout juste un an, sont désormais bien loin, et plusieurs milliers de Chrétiens coptes se seraient déjà exilés…

J’ai ainsi eu l’occasion de parler à des familles chrétiennes et de rencontrer quelques personnalités de leurs communautés : Monseigneur Hazim, le Patriarche grec orthodoxe, Mère Agnès Mariam de la Croix, Supérieure du monastère de Saint Jacques le Mutilé à Qara, une des figures les plus emblématiques des Chrétiens de Syrie, ou encore le Père Elias Zahlaoui, prêtre catholique à Notre-Dame de Damas… En juillet, j’avais déjà rencontré le Père Paolo, autre figure emblématique, au monastère de Mar Moussa.

Leur inquiétude est réelle, face à la haine islamiste qui se manifeste à leur égard et aux ingérences étrangères, celles du Qatar et de l’Arabie saoudite notamment. Dès lors, même si la grande majorité des Chrétiens se dit favorable à la démocratisation des institutions, ils composent cependant avec le régime baathiste, un régime laïc, qui assure la protection de toutes les minorités religieuses.

Un autre de mes objectifs essentiels était d’essayer d’entrer en contact avec l’opposition ou, plus exactement, avec « les » oppositions…

Si les manifestations du mois de mars avaient été pacifiques et massives, la contestation s’est par la suite affaiblie, en partie du fait de la répression, en partie aussi par rejet d’un islamisme radical dont l’influence croissante au sein de l’opposition a inquiété plusieurs des communautés et confessions qui tissent le patchwork de la société syrienne.

La contestation avait également rapidement changé de forme : certains groupes, parmi les différents mouvements qui contestent le pouvoir, ont commencé à recourir à la violence, entraînant une réaction accrue des forces de l’ordre et même de l’armée, comme à Maraat al-Nouman ou dans la région de Jisr-al-Shugur, le long de la frontière turque, où les sièges du parti Baath ont été incendiés et où les postes de police ont été attaqués. En juillet, les premières bandes armées ont fait leur apparition, à Homs en particulier.

Depuis lors, la situation s’est complexifiée et localement enlisée dans un étrange conflit, aux relents de guerre civile, un conflit larvé et qui semble ne pas vouloir éclater.

Si l’opposition en exil n’a toujours pas surmonté ses profondes divisions, une relative majorité se retrouve néanmoins dans le Conseil national syrien (CNS), dominé par les Frères musulmans (dont d’aucuns prétendaient pourtant l’organisation presque disparue). Basé à Istanbul, le CNS appelle à une intervention militaire de la Turquie et voudrait être reconnu comme le gouvernement légitime de la Syrie, à l’instar de ce qu’il en avait été du Conseil national de transition en Libye. Le Comité national pour le changement démocratique (CNCD), l’autre principal groupe d’opposants de l’extérieur, dominé quant à lui par les nationalistes kurdes et l’extrême gauche, a finalement accepté, fin décembre 2011, de passer un accord temporaire avec le CNS, dans le but de produire une image d’unité en direction de la communauté internationale.

Sur le terrain, plusieurs mouvements hétérogènes coexistent : des organisations de citoyens, à Hama et à Homs principalement, mais aussi des groupuscules salafistes, qui frappent ça et là en Syrie, également infiltrée d’unités instrumentalisées par l’étranger, par le Qatar et l’Arabie saoudite notamment, tandis que le gouvernement peut compter, quant à lui, sur l’aide de miliciens du Hezbollah et de soldats iraniens. D’un important appui russe, également, dont les agents sont présents en nombre (lorsque j’ai quitté Damas, à l’entrée de l’aéroport, alors que toutes les automobiles étaient soigneusement fouillées le policier, à la vue de mon visage européen, m’a salué d’un vif « Russia ! » et m’a ouvert le passage sans même vérifier mon passeport).

En outre, une action militaire est désormais revendiquée par une organisation  autoproclamée « Armée syrienne libre » et qui serait constituée de soldats syriens déserteurs, selon certains opposants au régime, d’étrangers ayant revêtu l’uniforme syrien, selon le gouvernement.

Enfin, par ce rapport, à contre-courant de l’angle d’approche généralement choisi par les médias dominants, j’ai également décidé de prendre le risque de montrer le point de vue des autorités syriennes et de leurs partisans, nombreux, très nombreux même au sein de la population syrienne, un point de vue complètement négligé par les médias occidentaux, trop prompts à relayer les émissions de la chaîne de télévision qatari Al-Jazeera et ce que leur transmet l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH), la principale source de la presse européenne, cet OSDH qui notoirement, travaille de concert avec l’organisation des Frères musulmans.

Il m’est apparu nécessaire, en prélude à ce rapport, de préciser que je ne suis entré en Syrie ni à l’initiative de l’opposition, ni sur invitation du gouvernement, et que je n’ai dès lors été soumis à la propagande ni de l’une, ni de l’autre.

En juillet, j’avais pu obtenir, sans difficulté, un « visa touristique », sous prétexte d’excursions archéologiques. À ma grande surprise, j’avais aussi pu louer une voiture et me déplacer seul, sans aucun contrôle, à travers toute la Syrie. Dans les articles que j’avais produits au terme de ce premier voyage, j’avais fait état d’une réalité de terrain bien différente de l’image de la « révolution » syrienne diffusée par les médias occidentaux.

J’avais aussi démonté plusieurs mystifications mises en œuvre par la propagande de l’opposition, ce pourquoi j’avais déjà fait l’objet alors de virulentes critiques et d’accusations de soutenir la dictature, de la part de certains médias bien décidés à ne pas remettre en question leur ligne éditoriale, mais aussi de la part d’universitaires spécialistes du Monde arabe –ce qui m’était apparu plus préoccupant, voire inquiétant, car symptomatique d’une vaste problématique d’ordre déontologique et méthodologique dans le chef de ces scientifiques.

C’est probablement pour cette raison que le gouvernement syrien m’a laissé entrer une deuxième fois sur son territoire (en connaissant mes intentions, cette fois) et m’a donné carte blanche pour effectuer mes observations, alors qu’il est toujours très difficile pour les médias étrangers d’entrer dans le pays.

En effet, après s’être rendu compte qu’il était en train de perdre la bataille de la communication en ayant interdit, dès le début des événements, la présence de journalistes étrangers sur son sol, le gouvernement syrien a opéré une ouverture, en octobre et novembre. Mais l’expérience s’est immédiatement révélée négative : exception faite de quelques publications, les médias dominants, soucieux de  ne pas « désorienter leurs lecteurs » (communication personnelle du rédacteur-en-chef d’un grand quotidien français), n’ont pas modifié la ligne éditoriale qu’ils avaient suivie depuis plusieurs mois déjà et ont continué de répercuter la propagande diffusée par le CNS et l’OSDH, tout en se prévalant, cette fois, d’avoir été « constater » la situation sur place…

Cette liberté de mouvement et mon indépendance étaient les conditions auxquelles je me suis rendu sur le terrain : pouvoir reprendre mes observations sans contrôle du gouvernement (une « visite guidée », suivant le programme imposé aux journalistes invités, n’est certainement pas dénuée d’intérêt, mais cela ne permet pas de restituer une vision impartiale et complète des événements).

J’ai dès lors produit un rapport sans complaisance pour le gouvernement baathiste, mais sans complaisance non plus pour une opposition dont certaines composantes ne sont pas aussi « démocratiques » qu’on veut bien le croire, ni sans arrière-pensée communautariste ou religieuse, s’accommodant parfois d’influences étrangères dont les conséquences pourraient bien plonger le pays dans la guerre civile, des composantes qui n’hésitent pas, pas plus que le gouvernement, à mettre en œuvre des méthodes violentes et tout aussi critiquables.

De manière générale, le pays demeure assez calme, exception faite des villes de Hama et de Homs, les deux principaux lieux de la contestation, et de certaines agglomérations de moindre importance, situées le long des frontières turque et libanaise, localisation propice à une ingérence étrangère.

Et l’armée syrienne, dont les unités d’élites sont principalement composées d’Alaouites, issus de la communauté du président, et des minorités les plus dépendantes du régime, demeure quant à elle fidèle au gouvernement : contrairement à ce qui s’est produit en Tunisie ou en Égypte, où les soldats ont pu reconnaître des frères, des oncles, des sœurs parmi les contestataires, aucune fraternisation n’est vraiment possible, en Syrie, entre les révoltés et l’armée, souvent issus de communautés différentes.

À Homs, j’ai pu rencontrer l’opposition, qui est de mieux en mieux organisée et réussit à présent à contrôler deux quartiers de la ville ; en juillet, il ne s’agissait encore que de quelques bandes de jeunes, peu et mal armés, qui s’attaquaient ça et là aux symboles de l’autorité.

J’ai aussi eu l’opportunité d’y rencontrer Fadwa Suleiman, cette actrice célèbre en Syrie, qui, bien que de famille alaouite, est devenue la porte-parole des insurgés de Homs.

Quand je suis arrivé à Homs, j’ai d’abord parcouru la ville, plus de deux heures durant, à la recherche de quartiers en révolte, à propos desquels je n’avais aucune information. En comparaison de ce que j’avais pu avoir comme impression en juillet, la ville est désormais moins sereine : la plupart des rues, désertes, sont sous la surveillance de policiers ou de militaires, le centre en particulier, où des contingents de plusieurs dizaines de soldats assurent la garde des bâtiments officiels, du siège du parti Baath notamment.

Entrer dans Homs ne fut cependant pas compliqué : ni sur la route, depuis Damas, ni à l’entrée de la ville, aucun check-point n’a arrêté ni contrôlé mon véhicule.

En m’éloignant pour gagner les banlieues, je me suis engagé dans un quartier (al-Bayadah, comme je l’ai appris plus tard) dont les maisons présentaient des traces de combats, aux façades mitraillées et crevées par des tirs de gros calibre, non sans une certaine anxiété, car je craignais, dans une telle zone, le tir d’un sniper, pour lequel un observateur européen, avançant en automobile à une allure réduite du fait des gravats qui jonchaient les rues, constituait une cible facile et de choix. Mais là se trouvait ce que je voulais savoir : l’ampleur de la révolte à Homs, voire d’une rébellion armée, dont j’avais pu observer les prémices en juillet, de ces « gangs » accusés par le gouvernement de prendre la population en otage.

A peine avais-je parcouru quelques centaines de mètres qu’un groupe d’hommes armés a stoppé mon véhicule. Un check-point de plus ; mais plus zélé cette fois, dans cette zone sensible. Les miliciens étaient sans uniformes et j’en déduisis qu’il s’agissait des services spéciaux du régime : probablement mon voyage devait-il s’arrêter là et allait-on me renvoyer directement à Damas.

Après avoir fouillé mon véhicule et vérifié mes documents d’identité, deux des miliciens sont montés dans l’automobile et m’ont ordonné de suivre un itinéraire à travers le quartier, qui nous mena à une petite place, où ils m’ont demandé d’arrêter le moteur. La procédure n’étant pas du tout habituelle des contrôles que j’avais connus jusqu’alors, je commençais à m’inquiéter, d’autant plus que personne ne savait où je me trouvais à ce moment-là et que les visages de mes gardes s’allongeaient ; l’un d’eux, à l’air exaspéré, examinait chacune des pages de mon passeport ; il me lança un regard noir lorsqu’il y découvrit le visa que j’avais obtenu en juillet déjà, puis devint menaçant et nerveux, à la vue d’un visa iranien, souvenir d’un séjour d’observation à la suite de la « révolution verte ».

Je commençais à comprendre que quelque chose d’anormal se passait : jusqu’alors, ce visa délivré par l’Iran, allié privilégié du gouvernement de Bashar al-Assad, m’avait plutôt attiré la sympathie des militaires qui m’avaient contrôlé…

Après quelques minutes, un autre groupe armé s’approcha et un troisième homme, jeune et maîtrisant l’anglais, monta dans l’automobile : il me demanda si j’étais iranien, comment je m’étais trouvé là, quel était mon but en me rendant à Homs. Il découvrit dans la sacoche de ma caméra le document officiel du Ministère de l’Information qui m’autorisait à me déplacer en Syrie. Ses mains tremblaient ; il semblait ne pas savoir sur quel pied danser. Je me demandais à qui j’avais affaire…

Je cherchais la révolution, mais c’est la révolution qui m’avait trouvé… On me fit sortir du véhicule et le jeune homme, prénommé Omar, me demanda si je voulais prendre un café avec eux. Ma réponse fut spontanée : « yes, but who are you !? ». La sienne aussi : « we are the revolution ».

J’ai alors suivi les opposants dans un immeuble, dans un des appartements qui leur sert de cache et de lieu de rendez-vous. Une vingtaine d’hommes en armes y étaient assis sur des banquettes disposées tout autour de la pièce principale, le long des murs. Parmi eux, une femme, que j’ai tout de suite reconnue : Fadwa Suleiman, la « Passionaria » de Homs. L’accueil a été chaleureux et j’ai pu poser les questions que je souhaitais.

Une fois la nuit tombée, mes hôtes m’ont proposé de passer la nuit avec eux, car des tirs de snipers avaient commencé depuis les toits des bâtiments périphériques. Il ne m’était donc plus possible de rejoindre mon véhicule et de quitter la zone. Les autorités, en effet, pour empêcher les mouvements nocturnes des rebelles, ont établi un couvre-feu de fait. Selon les témoignages des rebelles, l’armée régulière est appuyée par des tireurs d’élite iraniens ; les rebelles m’ont affirmé en avoir tué plusieurs : « avant, nous n’avions rien contre l’Iran ; on aimait l’Iran, parce qu’il était notre allié et nous défendait ; mais, maintenant, nous haïssons les Iraniens ».

En vérité, les rebelles n’avaient pas eu l’intention de me laisser rentrer à Damas le jour même : ils voulaient d’abord vérifier mon identité et savoir s’ils pouvaient me laisser partir sans risque, alors que je les avais localisés. Ce pourquoi ils ont attendu la tombée de la nuit avant de me prévenir des risques. J’étais aux arrêts, mais je ne l’avais pas bien compris encore.

Au petit matin, des tirs d’artillerie et de mitrailleuses ont doublé ceux des snipers et m’ont réveillé, dont quelques-uns ne sont pas tombés très loin de notre immeuble : très reconnaissables, il s’agissait de tirs de chars d’assaut, qui bombardaient le quartier à l’aveugle pour soumettre la rébellion. Je me suis immédiatement levé ; tous les rebelles avaient disparus, Fadwa également ; un seul était resté pour me veiller : « c’est comme ça tous les jours », m’a-t-il lancé, en m’apportant le café…

Le jour étant levé, les tirs ont cessé et j’ai demandé de pouvoir rejoindre ma voiture : la veille au soir, je devais rencontrer le ministre syrien de l’Information ; mes hôtes et moi avions donc convenu d’un petit scénario et j’avais téléphoné au ministère pour prévenir de ma situation, expliquant que, m’étant « égaré », du fait des tirs, j’avais été accueilli par « une famille ne parlant que l’arabe », langue que je maîtrise mal encore, qui allait m’héberger pour la nuit. Mais comment expliquer mon absence un jour de plus, alors qu’on m’avait suggéré de rejoindre le lendemain un groupe de journalistes invités par le gouvernement et en visite à Homs ? Le point de rendez-vous était le bâtiment du gouvernorat.

Mais les rebelles m’ont demandé d’attendre davantage, car mon identité et ma bonne foi n’avaient pas été vérifiées. Une douzaine d’hommes, que je n’avais pas encore rencontrés, s’est présentée ; j’ai dû pour la énième fois leur expliquer comment j’étais arrivé là et ce que je faisais en Syrie. Ils ont à nouveau examiné mon passeport pendant un long moment.

Finalement, ils ont paru rassurés. Ils m’ont demandé de déclarer devant une caméra que j’avais été bien traité et n’avais pas été enlevé par eux, car ils craignaient que le gouvernement syrien ne m’obligeât à passer à la télévision pour les accuser de m’avoir kidnappé. Après quoi ils m’ont prévenu qu’ils allaient me bander les yeux et me conduire au centre-ville. Trois d’entre eux sont montés dans ma voiture ; l’un d’eux a pris le volant ; ils m’ont conduit jusqu’à proximité de la place centrale de Homs. Nous nous sommes chaleureusement embrassés et je les ai quittés pour rejoindre le gouvernorat et les journalistes.

Les rebelles de Homs –il convient de les appeler ainsi, car il s’agit désormais bel et bien d’une rébellion- agissent en pelotons d’une dizaine d’hommes chacun. Je n’en ai rencontré qu’une partie mais, dans la seule cache dans laquelle j’ai passé près de deux jours avec eux, j’ai vu se succéder plusieurs groupes, ce qui me laisse supposer que leur nombre n’est pas négligeable.

Mais pas suffisant, cependant, pour réellement inquiéter le gouvernement, d’autant moins que leur armement reste léger : kalachnikovs et grenades à main. Toutefois, en pratiquant ainsi une forme de guérilla et en se fondant dans la population, dont ils sont issus, ils tiennent en respect l’armée régulière, qui cerne ces deux quartiers et semble avoir pour le moment renoncé à y faire le coup de force.

À Hama, la situation est très différente. Elle a également évolué, mais pas à l’avantage des contestataires.

Ainsi, pas plus cette fois-ci qu’en juillet, je n’ai vu de manifestant armé à Hama. J’ai là aussi été introduit au sein de l’organisation de l’opposition. J’ai notamment pu accéder à un des dispensaires clandestins dans lesquels les manifestants soignent leurs blessés et à une cache, une sorte de quartier général où se réunissent les organisateurs de la contestation. Je n’ai nulle part constaté le moindre élément d’armement.

En juillet, l’armée cernait la ville, qui était aux mains des manifestants, lesquels réussissaient à mobiliser plusieurs milliers de personnes pour remplir la place al-Assidi, à la fin de la principale prière du vendredi.

Depuis que l’armée a repris le contrôle des rues, début août, les forces de l’ordre, policiers et militaires, occupent les principaux boulevards et places ; et ils maîtrisent complètement le terrain. Les manifestants sont donc désormais contraints de se réunir par groupes de quelques centaines seulement, dans les ruelles latérales.

Leurs seules armes sont des pierres, qu’ils lancent sur les policiers, lesquels répliquent par des jets de gaz lacrymogène et, quand la pression des manifestants devient trop forte, par des tirs de plombs de chasse, parfois par quelques tirs de balles, mais très exceptionnellement ; aussi, ayant assisté à une de ces manifestations, le vendredi 30 décembre, je déduirais de l’attitude de la troupe que ses ordres sont certes de tenir le terrain, mais en évitant au maximum de blesser ou tuer.

Hama n’est donc pas à feu et à sang ; la ville n’est pas non plus le terrain d’une rébellion armée, mais celui d’une poignante intifada…

Ailleurs, dans le pays, il n’y a pas à proprement parler de lieu de révolte comparable à Homs ou de contestation permanente, comme à Hama.

Mais des groupes de combattants agissent néanmoins, ici et là, attaquent les patrouilles militaires, lors d’embuscades souvent meurtrières, et commettent parfois des atrocités contre des soldats et des policiers, mais aussi contre des civils qui soutiennent le gouvernement ou, tout simplement, qui refusent d’aider ces rebelles.

Si le régime baathiste a montré les dents dès le début de la contestation, en mars 2011, et a violemment réagi aux manifestations de l’opposition, la rébellion n’est désormais plus en reste, une de ses composantes en tout cas, et met en œuvre des méthodes inqualifiables pour intimider les forces de l’ordre et les partisans du régime, y compris les civils : enlèvements, décapitations, mutilations, exécutions sommaires, menaces sur les familles…

Je n’ai pas eu de contact avec cette composante-là de l’opposition, mais les témoignages que j’ai recueillis sont nombreux et les corps, parfois dépecés, sont visibles dans les morgues.

Plus précisément, quatre villes secondaires, dans le nord-ouest, situées le long des frontières, sont régulièrement en proie aux attaques menées par différents groupes armés contre les forces gouvernementales.

Il s’agit de Zabadani, au nord-ouest de Damas, à la frontière du Liban, et de Talkalakh, non loin de Homs, à la frontière nord du Liban : l’Armée syrienne libre (ASL) y harcèle l’armée régulière et le revendique. Des armes et des combattants entrent en effet en Syrie depuis le Liban, ce qui rend la région du centre-ouest plus propice aux actions de l’opposition armée (les factions libanaises impliquées prenant le risque de provoquer l’extension du conflit au territoire du Liban).

De Qousseir, où des groupuscules (souvent désignés comme salafistes, mais non-identifiés jusqu’à présent) tendent quotidiennement des embuscades aux soldats du gouvernement ; cette agglomération est également située dans la province de Homs, à proximité de la frontière du Liban, qui semble ainsi constituer la principale base arrière des oppositions armées.

Et d’Idlib, entre Jisr-al-Shugur et Alep, à proximité de la frontière turque, où plusieurs quartiers sont aux mains de l’ASL, qui introduit en Syrie armes et munitions depuis la Turquie, dont les autorités ferment les yeux et tolèrent les mouvements de ces combattants rebelles.

Comme on peut le constater, c’est l’ASL qui constitue le gros de l’opposition armée. Ce groupe obéit à un colonel dissident, Riyad al-Asaad, actuellement en Turquie, où l’ASL trouve asile dans les camps de réfugiés, et s’infiltre en Syrie depuis les frontières turque et, surtout, libanaise.

Selon les sources, l’ASL revendique un contingent de 15.000 à 40.000 hommes, tous déserteurs de l’armée gouvernementale. Non seulement, ces désertions ne sont pas avérées –en tout cas, les chiffres annoncés n’ont pas de sens : l’armée syrienne constitue l’un des piliers du régime, qu’une telle hémorragie mettrait en grande difficulté (l’armée régulière compte environ 200.000 hommes), ce qui n’est pas le cas-, mais, surtout, il apparaît de plus en plus clairement que l’ASL reçoit des armes du Qatar et de la faction libanaise pro-Hariri, c’est-à-dire des Sunnites libanais opposés au Hezbollah qui est soutenu par le gouvernement de Bashar al-Assad (c’est en cela que réside le risque d’une extension du conflit au Liban ; à terme, le Hezbollah, actuellement membre de la coalition gouvernementale qui a rejeté le clan Hariri dans l’opposition, pourrait en effet réagir à cette violation patente du territoire libanais, en mobilisant non seulement ses propres milices, mais également l’armée régulière libanaise).

L’Armée syrienne libre semble avoir réussi à augmenter son rayon d’action au-delà des zones frontalières, en s’associant à des cellules d’opposants armés isolées, d’obédience salafiste parfois, ce qui est avéré à Homs, où l’ASL a été ralliée par un groupuscule appelé « Brigade Farouk », responsable de plusieurs attentats anti-chiites.

En outre, l’ASL serait entraînée à la guérilla urbaine par des éléments de l’armée française, basés dans la région de Tripoli, au Liban, et dans la province turque du Hatay, à la frontière syrienne.

Jusqu’a présent, le CNS se méfie de l’Armée syrienne libre, qui essaie de se faire reconnaître par l’opposition politique, mais n’a rien obtenu d’autre du CNS que la création d’un bureau de liaison.

La question est de savoir si tous ces protagonistes sont réellement syriens ou s’il s’agit aussi d’éléments étrangers, qui agissent pour le compte d’acteurs régionaux hostiles au gouvernement baathiste, comme le Qatar ou l’Arabie saoudite, dont l’implication en Syrie est bien établie. Comme la Turquie, aussi, dont la politique de rapprochement avec Damas a été stoppée net par le « Printemps arabe » et s’est progressivement muée en hostilité déclarée. Il serait question, dans certains cas, d’éléments infiltrés qui s’en prendraient indifféremment à toutes les parties en présence, pour envenimer le conflit et pousser les Syriens vers la guerre civile.

J’ai pu comprendre que ces diverses composantes de la contestation n’ont pas de contact entre elles. Les rebelles, à Homs, sont essentiellement issus de la population locale : il s’agit de simples citoyens (ni islamistes radicaux, ni factieux d’un quelconque extrémisme politique : une question que je leur ai posée était de savoir s’il y avait des Chrétiens parmi eux ; un jeune homme a levé la main, à la surprise des autres, qui ne s’en étaient jamais souciés). Ce sont des citoyens, qui ont cru le moment arrivé de s’insurger et se retrouvent à présent enfermés dans le conflit que cela a généré. Il y a dans leurs rangs très peu d’apport extérieur, en provenance d’autres villes de Syrie. Idem à Hama : les manifestants sont tous originaires de la ville. Ils n’ont pas non plus de contact avec les islamistes radicaux, qui constituent donc un autre mouvement d’opposants (voire plusieurs autres mouvements différents), ni avec l’Armée syrienne libre ; et ils entretiennent très peu de relations avec le CNS ou le CNCD.

C’est donc à dire que, sur le terrain comme à l’extérieur, « les » oppositions sont très hétérogènes et très divisées, tant sur les méthodes que les objectifs, et mal coordonnées, voire pas du tout, locales et géographiquement disparates.

On doit dès lors s’interroger sur la probabilité de voir un jour ces différentes factions s’accorder entre elles : les rebelles, à Homs, m’ont affirmé sans la moindre ambiguïté qu’il était hors de question pour eux de pactiser avec les salafistes, par exemple. Et, à Hama, les leaders des manifestants, des pacifistes, condamnent la militarisation de la contestation.

Á Damas, comme dans le reste du pays et les principaux centres urbains, je n’ai pas noté de grandes différences par rapport à la situation que j’avais constatée en juillet : la population vaque normalement à ses activités, en dépit des deux attentats-suicides qui ont durement frappé la capitale, le 23 décembre et le 6 janvier, que le CNS et l’OSDH attribuent au régime, qui voudrait, selon eux, susciter la haine de la population envers les contestataires, mais dont le gouvernement accuse le terrorisme salafiste.

Même si une tension existe désormais, plus sensible et perceptible, le gouvernement continue de maîtriser la situation face à une opposition qui demeure minoritaire et ne parvient pas à entraîner dans une révolution une population très divisée, dont certaines communautés, les Chrétiens, les Alaouites bien sûr, les Druzes, etc., craignent l’islamisme radical et soutiennent, fût-ce par défaut, le gouvernement de Bashar al-Assad.

En dehors des foyers d’opposition évoqués, la contestation se résume ainsi à l’organisation de manifestations qui ont lieu le vendredi surtout, à la sortie des mosquées, et concernent dès lors essentiellement la communauté sunnite, du moins les couches sociales les moins favorisées de cette communauté (la bourgeoisie sunnite, en effet, soutient les réformes économiques entreprises par Bashar al-Assad depuis 2000).

Dans les grandes villes, les manifestations se déroulent donc dans les banlieues, dans les quartiers modestes. Elles rassemblent les fidèles qui quittent leur lieu de culte, après la prière de la mi-journée ou celle du soir, qui sont les plus fréquentées : des « coordinateurs » de quartier incitent la foule à manifester, parfois déjà sollicitée lors du prêche de l’imam.

Les propos islamistes que l’ont peut entendre dans ces quartiers ont éloigné les manifestants Chrétiens et les membres des autres communautés minoritaires qui, non seulement, ne considèrent pas être représentés par ces mouvements, mais, plus encore, se sentent menacés par les discours tenus lors de ces rassemblements. Dans certaines mosquées des banlieues de Damas, les prêches appelant à « égorger » les partisans de Bashar al-Assad se font de plus en plus fréquemment entendre…

  Les revendications de la société civile

Si l’intensité de la contestation a considérablement diminué depuis le mois de mars, une partie de la population continue de demander des changements institutionnels et attend du régime une progressive démocratisation.

 « Intifada » à Hama
« Intifada » à Hama (© Pierre Piccinin)

Il est en effet certain que le régime baathiste, en Syrie, s’est transformé très rapidement, sous la présidence d’Hafez al-Assad déjà, le père de l’actuel président, en une féroce dictature.

Le baathisme, à l’origine, a deux objectifs principaux : c’est, d’une part, une forme de socialisme, qui ambitionne d’améliorer les conditions de vie des couches sociales les plus défavorisées ; et, d’autre part, le baathisme présente une dimension nationaliste panarabe, qui combat l’hégémonie colonialiste et promeut l’unité des Arabes.

Cependant, le parti Baath syrien s’est mué en parti unique et son leader, en dictateur : Hafez al-Assad et ses proches ont instrumentalisé le parti pour s’accaparer tous les pouvoirs au sein de l’État et mettre la main sur l’ensemble du secteur économique.

Toute opposition à ce système a toujours été durement réprimée: disparitions, tortures, emprisonnements… Les différents services de police syriens sont pléthoriques et omniprésents.

Lorsqu’il avait succédé à son père, en 2000, Bashar al-Assad avait suscité un fort espoir en Syrie : jeune, très occidentalisé, médecin de formation, il n’était en outre pas destiné à gouverner, mais avait dû s’y résoudre suite au décès accidentel et soudain de son frère aîné.

Dès lors, les démocrates syriens avaient espéré un rapide changement de régime, à la faveur de cette présidence particulière. Et, au début de sa présidence, Bashar al-Assad a semblé vouloir répondre à cet espoir : il a réalisé de nombreuses réformes économiques, qui ont satisfait la bourgeoisie sunnite ; il a libéré de nombreux prisonniers d’opinion ; il a appelé les exilés à rentrer pour entamer un dialogue ; il a autorisé un début de liberté de presse… C’est ce que l’on a appelé le « Printemps de Damas ».

Mais Bashar al-Assad n’est pas seul à la tête de la Syrie. Il est entouré de tout cet appareil politico-financier qui profite largement de l’état actuel des choses. Aussi, lorsque, très rapidement, l’opposition a commencé à réclamer des changements trop substantiels, le système a mis le holà et l’ouverture a pris fin, ce qui fut une grande déception pour ceux qui avaient cru à une démocratisation des institutions.

Ont peut donc comprendre que des pans entiers de la société civile aient espéré se libérer de cette chape de plomb, à la faveur du « Printemps arabe ».

Mais la société syrienne ressemble à un véritable patchwork confessionnel et communautaire. Les événements ont ravivé les oppositions et les craintes des uns et des autres, face à l’islamisme, surtout, au salafisme, le courant islamiste radical, et aux Frères musulmans, que d’aucuns croyaient anéantis depuis leur révolte en 1982 et l’interdiction de leur organisation, mais qui ont survécu dans la clandestinité et se révèlent aujourd’hui, à la tête du CNS notamment.

Une partie de la population a ainsi pris peur face à la tournure des événements et a préféré se rallier à l’ordre établi, mais sans cependant renoncer à changer le régime. Dans les faits, toutefois, elle a rejoint la frange de population favorable à l’actuel gouvernement et constitue incontestablement avec elle une majorité sur laquelle le régime baathiste peut trouver un solide appui.

La conjoncture syrienne n’est certainement pas comparable à ce qui s’est passé en Tunisie et en Égypte ni, dans d’autres circonstances, en Libye.

 La bataille de la désinformation médiatique

Les événements de Syrie constituent certainement un cas d’école extrême de désinformation médiatique, et peut-être plus encore que la guerre du Golfe de 1991, voire même que la guerre d’Irak de 2003 ou l’intervention atlantique en Libye en 2011.

Il ne s’agit pas de dénoncer un vaste complot médiatique contre la Syrie -pas de la part des médias occidentaux, en tout cas ; c’est différent en ce qui concerne certains médias arabes, à commencer par Al-Jazeera, instrument médiatique du Qatar qui a été très actif en Tunisie, en Libye et, à présent, intervient en Syrie-, mais de mettre en évidence les raisons de cette désinformation aux proportions saisissantes.

Certes, il est bien évident que la plupart des grands médias ont une ligne éditoriale déterminée par les intérêts de ceux qui les possèdent, leurs principaux actionnaires, des groupes financiers ou industriels, qui utilisent leurs médias pour influencer l’opinion.

Dans le cas de la Syrie, cela dit, les facteurs qui expliquent cette « désinformation » sont, d’une part, d’ordre strictement structurel et, d’autre part, ont pour origine un parti pris idéologique qui simplifie la « révolution » syrienne, de manière manichéenne, à la révolte de tout un peuple contre une intolérable dictature (c’est du moins le fait des médias occidentaux : les médias russes et chinois, par exemple, perçoivent quant à eux la crise syrienne sous un angle tout à fait différent, beaucoup plus favorable au régime, allié de leurs gouvernements respectifs).

Aujourd’hui, les rédactions ont été dégraissées et ne disposent plus d’assez de personnel, ni de moyens. Les journalistes n’ont plus la possibilité de se rendre sur le terrain, de vérifier l’information, ni le temps de recouper leurs sources. Ils se contentent donc trop souvent de faire du « desk-journalisme », de répercuter des « informations » qui proviennent de quelques grandes agences de presse, elles-mêmes bien souvent informées par des réseaux qu’elles ont constitués, généralement dans le milieu des ONG, dont certaines, derrière des étiquettes apparemment honorables, cachent en réalité des groupes d’intérêt étant partie prenante dans les événements.

Je prendrai pour exemple un cas bien concret : le 20 novembre, à la suite d’Al-Jazeera, toute la presse internationale a annoncé une attaque de roquettes contre le siège du parti Baath à Damas ; et d’aucuns en ont immédiatement tiré des conclusions catastrophistes pour le régime. Un de mes contacts à Damas m’a spontanément téléphoné, le jour-même, pour m’informer de ce que le bâtiment était intact. Deux coups de fil ont été suffisants pour vérifier l’information et publier une photographie du siège du Baath, qu’une amie sur place m’avait envoyée, avec, en avant-plan, la une d’un grand quotidien du lendemain de la prétendue attaque. Il est stupéfiant qu’aucune rédaction n’aie procédé à cette vérification élémentaire, qui relève du travail de base du journaliste.

Il faut aussi tenir compte d’un autre phénomène : la presse se nourrit d’elle-même et, en même temps, cherche le scoop vendeur, ce qui génère une spirale vicieuse dont il devient rapidement impossible de s’extraire ; pire : dans des cas similaires à celui que je viens de décrire, les médias ne démentent même pas après coup, par crainte du discrédit, laissant leurs lecteurs dans l’ignorance de la réalité, victimes de la supercherie.

Ainsi, concernant la Syrie, les grands médias restent sur leur ligne éditoriale, malgré les témoignages des quelques journalistes et chercheurs qui se sont rendus sur place.

Pourtant, de plus en plus de preuves sont fournies de ce que certaines composantes de l’opposition organisent une formidable désinformation de la presse occidentale. La source principale –et presqu’unique- qui est systématiquement mentionnée par les médias, à propos de la Syrie, c’est l’Observatoire syrien des Droits de l’Homme (OSDH), basé à Londres et présidé par l’avocat Rami Abdel Rahman, opposant au régime de longue date, connu en Syrie (il est cela dit presque impossible de l’approcher et son patronyme semble être utilisé comme pseudonyme par plusieurs des administrateurs de l’OSDH, ce qui ne manque pas de brouiller les pistes lorsque l’on essaie d’enquêter plus avant sur cette organisation).

Or, il a été établi à maintes reprises déjà que l’OSDH entretient des liens étroits avec les Frères musulmans (Rami Abdel Rahman serait lui-même membre de la confrérie) et intoxique les médias : la mystification des roquettes sur le siège du parti Baath à Damas était un produit de la collaboration d’Al-Jazeera et de l’OSDH.

Ainsi, les preuves de l’organisation de la désinformation par l’OSDH ne manquent pas, et je peux en produire plusieurs exemples, directement vécus sur le terrain.

Le vendredi 15 juillet, j’étais à Hama. J’ai assisté à une manifestation qui avait rassemblé entre 3.000 et 10.000 personnes. Le soir même, l’AFP, suivie des bulletins de France 24, d’Euronews et du journal Le Monde, annonçait 500.000 manifestants ! Leur source, à l’époque déjà : l’OSDH… La ville de Hama ne compte même pas 400.000 habitants, ce qu’aucune rédaction n’a vérifié avant de diffuser « l’information » en provenance de l’OSDH.

Autre exemple, tout récent celui-là : ce 27 décembre, j’étais à Damas lorsqu’on a annoncé une fusillade à l’université. Je me suis immédiatement rendu sur les lieux, puis à l’hôpital où les blessés étaient transportés. J’ai pu interroger, à chaud, les condisciples des étudiants concernés, des témoins directs qui connaissaient les victimes, et aussi la mère et la tante d’un des étudiants blessés, lequel est décédé quelques heures plus tard : un opposant au gouvernement, un étudiant, était entré dans une salle d’examen et avait tiré sur plusieurs de ses condisciples, en choisissant ses cibles, qui étaient toutes membres d’organisations étudiantes qui soutiennent le président al-Assad. L’auteur de la fusillade avait participé à un débat avec ses victimes et s’était sévèrement disputé avec elles. Dans les heures qui ont suivi, l’OSDH a publié un communiqué de presse, affirmant que plusieurs tireurs pro-régime avaient ouvert le feu sur le campus de l’université de Damas, tuant et blessant des étudiants qui manifestaient contre le gouvernement… Une « information » immédiatement reprise par l’ensemble des sites de presse occidentaux.

Le constat est pire encore en ce qui concerne les images qui nous sont envoyées par l’opposition, lesquelles, comme tout le matériel médiatique relatif à la Syrie, sont du même tonneau que les chiffres évoqués.

La plupart des images qui nous arrivent des manifestations en Syrie sont constituées de plans rapprochés, qui ne montrent en réalité que quelques centaines de personnes au plus. Et pour cause : c’est bien ainsi que les choses se passent sur le terrain.

Le manque d’esprit critique des responsables de l’information est tel, cependant, que les chaînes de télévision occidentales utilisent ces images pour illustrer les chiffres absurdes avancés, parlant de manifestations de centaines de milliers de personnes.

Mais il y a aussi les images que les médias ne montrent pas, celles des immenses manifestations de soutien au régime baathiste. Elles rassemblent, elles, des centaines de milliers de manifestants. Certes, elles sont dans la plupart des cas organisées par les autorités et, celles-là, les forces de l’ordre ne les répriment pas. Mais, pour y avoir assisté, je peux témoigner que les personnes qui y participent sont tout à fait sincères et soutiennent le président al-Assad, avec une ferveur non feinte, tout aussi ardente que celle des manifestants de l’opposition.

Aucune chaîne de télévision ne fait la promotion de ces immenses rassemblements, dont la vision perturberait le téléspectateur endoctriné dans la version manichéenne et simpliste évoquée. Les médias laissent ainsi croire à leurs auditeurs que le régime est face à une révolte de masse et est sur le point de s’effondrer, ce qui n’est absolument pas le cas.

Il est donc bien clair que les chiffres et les « informations » avancés dans la presse depuis des mois sont tout à fait farfelus et ne correspondent absolument pas à la réalité.

Les commentaires élaborés sur base de ces « informations » sont dès lors tout aussi farfelus, produits d’analystes qui ignorent tout du terrain et construisent des raisonnements aberrants au moyen de ce qu’ils glanent dans la presse…

La situation, en Syrie, est très loin d’être aussi catastrophique que ce qu’en disent la plupart des commentateurs et le régime baathiste n’est pas près de devoir céder.

 La perspective d’une intervention occidentale

Avant tout, la question est de savoir s’il y a matière à intervenir : les chiffres invérifiables –et invérifiés- avancés de part et d’autre, dans le cadre de cette guerre médiatique que se livrent le gouvernement et certains courants de l’opposition, ne permettent pas de justifier une intervention.

Certes, en Libye, personne ne s’est embarrassé d’une quelconque enquête sur la réalité des chiffres avancés. La résolution 1973 du Conseil de sécurité de l’ONU, qui a autorisé l’intervention (et ouvert le champ à toutes les dérives, à la destruction de la ville de Syrte, qui n’était certainement pas prévue par la résolution dont l’objectif officiel –ne l’oublions pas- était la protection des populations civiles), a été votée sur base d’un rapport de la Ligue des droits de l’homme libyenne, qui affirmait que le gouvernement avait massacré six mille personnes. On sait aujourd’hui que ce fut là un énorme bobard. En somme, rien n’empêcherait d’en faire autant dans le dossier syrien…

Mais il faut aussi s’interroger sur la faisabilité d’une telle intervention. Une intervention est-elle possible ?

Le gouvernement syrien a le soutien de l’Iran, puissance régionale dont l’entrée en scène dans un conflit en Syrie pourrait entraîner la déstabilisation, voire l’embrasement de toute la région, y compris des pétromonarchies du Golfe, ce que personne ne souhaite pour des raisons bien évidentes. Une implication de l’Iran pourrait en outre entraîner une réaction israélienne, avec les conséquences que l’on peut imaginer dans la géopolitique du Monde arabe.

La Syrie a également le soutien de la Chine, grand consommateur de pétrole, qui s’approvisionne en Iran (la Chine aurait cela dit commencé à rechercher d’autres sources d’approvisionnement, dans la perspective d’une intervention occidentale contre l’Iran…), et de la Russie : Moscou, depuis les accords de Camp David, en 1978, c’est-à-dire le rapprochement entre l’Égypte et les Etats-Unis et la paix entre le Caire et Tel-Aviv, a progressivement perdu la bataille du Moyen-Orient, où il ne lui reste plus comme allié, aujourd’hui, que la Syrie. Or, Vladimir Poutine, depuis qu’il a repris les rênes de la Russie, essaie de réparer les dégâts des années Eltsine et de maintenir la Russie au rang de puissance mondiale, de puissance régionale à tout le moins.

Ainsi, dès que Français et Turcs, en novembre, avaient évoqué la possibilité d’une intervention commune en Syrie, la Russie avait envoyé des bateaux de guerre dans les ports syriens, pour marquer son territoire ; le message a été bien clair.

La Chine et la Russie sont toutes les deux membres permanents du Conseil de sécurité et utiliseront certainement leur veto contre toute velléité d’ingérence en Syrie. Et on peut même s’attendre à ce que la Russie montre les dents si une intervention devait néanmoins se produire (comme il s’en est produit sans accord onusien, en 2003, par exemple, en Irak, ou dans le cas de la soi-disant « indépendance » du Kosovo).

La Chine et la Russie sont en outre liées par le trop peu connu Traité de Shanghai de 1996, auquel l’Iran a été associée en tant qu’observateur en 2005. Ce traité, qui se profile de plus en plus comme le pendant sino-russe de l’OTAN, a été modifié en 2002, prônant un caractère « anti-hégémonique » à l’égard des États-Unis. La Syrie constitue dans ce cadre un enjeu de premier ordre.

Mais, au-delà de ces considérations, la problématique est en fait assez simple : aucun État occidental n’a d’intérêt à faire chuter le régime baathiste en Syrie, pas même Israël.

En Libye, les motivations de la spectaculaire intervention atlantique ont été limpides : Mouammar Kadhafi avait imposé aux sociétés pétrolières et gazières des contrats d’exploitation drastiques, qui réservaient à l’État libyen une part non négligeable des dividendes, lesquelles étaient en grande partie redistribuées à la population sous forme d’aide sociale (médecine gratuite, scolarisation, énergie aussi, etc.). À l’occasion du « Printemps arabe » et des troubles qui ont surgi dans une partie du pays, il a été possible pour les États intéressés de s’ingérer en Libye et de renverser son gouvernement pour le remplacer par une équipe beaucoup plus docile et favorable au libéralisme économique pur et dur. Avant même la chute de Kadhafi, la France, qui fut le fer de lance de l’opération, avait déjà négocié ses parts d’exploitation pétrolière avec le Conseil national de Transition, le nouveau gouvernement désormais en place à Tripoli.

Rien de tel ne préoccupe les Occidentaux en Syrie. Tout au contraire.

La Syrie n’est pas un pays très riche. Elle vend à l’Europe 98% du pétrole qu’elle produit et les États européens ont toujours eu d’excellents rapports avec Damas. L’absence de sanction efficace de la part de l’Union européenne en témoigne : l’UE a décrété la suspension de son approvisionnement pétrolier en Syrie ; mais Damas sait pouvoir écouler sa production par d’autres canaux et l’EU, pouvoir s’approvisionner ailleurs. On a donc assisté à un jeu de chaises musicales sans réelle conséquence pour le régime baathiste.

Dans le cadre de la politique états-unienne, la Syrie baathiste n’est plus un ennemi depuis longtemps : après les attentats du 11 septembre 2001, des accords ont été passés entre les Etats-Unis et la Syrie, qui se sont découvert un adversaire commun, les islamistes radicaux. Ainsi, des prisonniers détenus à Guantanamo ont été expédiés en Syrie pour y être interrogés et torturés. Les services secrets de ces deux États ont activement collaboré.

Ensuite, à partir de 2005, la France sarkozienne, grande alliée des Etats-Unis, a fait pression sur la Syrie en utilisant le Tribunal spécial pour le Liban, chargé d’enquêter sur l’assassinat du premier ministre libanais Rafiq Hariri : le gouvernement syrien en a été accusé. Parallèlement, les Etats-Unis ont poussé leur principal allié arabe, l’Arabie saoudite, à proposer des accords diplomatiques et économiques à la Syrie. Cette politique de la carotte et du bâton a été bien comprise par Damas, qui a accepté de se rapprocher d’avantage encore de Washington. L’enquête du Tribunal spécial a alors immédiatement été réorientée vers le Hezbollah au Liban.

Les troubles qui ébranlent la Syrie viennent ainsi mettre en péril près de dix années de diplomatie états-unienne et de normalisation des rapports avec Damas.

Enfin, Israël considère Bashar al-Assad comme un allié de fait : si le discours, à Damas, demeure très antisioniste, la Syrie, dans les faits, ne mène aucune action concrète et garantit à Israël une parfaite sécurité sur leur frontière commune, le Golan. Cette frontière est strictement surveillée par les Syriens, pour empêcher que des Palestiniens, parmi les 500.000 réfugiés qui vivent en Syrie, ne tentent des attaques contre Israël à partir du sol syrien. Tel-Aviv ne souhaite certainement pas voir une guerre civile ou les islamistes plonger un aussi bon voisin dans le chaos.

Dès lors, l’Occident attend, sans prendre de mesures réellement contraignantes contre le régime, dans l’espoir cynique que la situation se stabilisera et que l’ordre reviendra en Syrie.

Seule l’attitude de la France (son implication en faveur de l’ASL notamment) suscite l’interrogation. Et pas seulement en ce qui concerne la Syrie, d’ailleurs…

On ne peut pas dire que le gouvernement du président Sarkozy s’est montré très empressé à soutenir les révoltes dans les pays arabes. On ne peut oublier les mots ahurissants de la ministre française des Affaires étrangères, Michèle Alliot-Marie, qui avait proposé au dictateur Ben Ali et au gouvernement algérien une aide policière française pour encadrer efficacement les contestataires. Certes, la ministre a par la suite soutenu que l’on avait mal interprété ses propos, mais, en substance, le choix du gouvernement français était clair.

L’attitude soudainement très gesticulante de la France dans le cas de la Libye n’a dès lors pas manqué d’étonner, de prime abord du moins : c’est bien la France qui a tout mis en œuvre pour obtenir de l’ONU une résolution permettant l’intervention en Libye et l’on se souviendra des grosses goutes de sueur du successeur de Michèle Alliot-Marie, Alain Juppé, tentant de convaincre le Conseil de Sécurité auquel il n’est parvenu à arracher qu’une bien maigre adhésion… Mais nous savons quelles étaient les objectifs français.

Toutefois, une chose n’est pas élucidée encore, en ce qui concerne la Libye. Je me trouvais à Bengazi, en août, et j’ai eu l’opportunité d’assister à une réunion de diplomates étrangers et de membres du CNT. C’était juste avant l’assaut sur Tripoli. Le président du CNT, Moustafa Abd al-Jalil, était complètement paniqué : on venait d’apprendre qu’une colonne d’environ trois cents islamistes surarmés marchait sur la capitale. Or, personne ne savait qui les commandait et quel était leur agenda. C’est pourquoi le CNT, pour ne pas être débordé par ces islamistes, a donné l’ordre d’attaquer Tripoli, en catastrophe, trois semaines avant la date prévue. Par la suite, nous avons appris que ces islamistes étaient armés et financés par le Qatar. Et une diplomate britannique s’est offusquée ouvertement de ce que « les Français étaient au courant ; ils s’étaient concertés avec le Qatar », a-t-elle affirmé, « mais ne nous ont pas avertis ».

On connaît les relations privilégiées et personnelles qu’entretiennent le président Nicolas Sarkozy et l’émir du Qatar. Mais cela ne permet pas vraiment de voir clair dans ce jeu, qui n’est pour l’instant pas encore démêlé.

Le Qatar est omniprésent dans ce « Printemps arabe ». Je l’ai constaté au Caire, en Tunisie et en Libye. Le Qatar manipule l’opinion, au moyen de sa chaîne de télévision satellitaire, Al-Jazeera, et finance l’armement des rébellions.

Je l’ai constaté également en Syrie : certaines manifestations de l’opposition arborent des drapeaux qataris et, plus que partout ailleurs auparavant, plus qu’en Tunisie ou en Libye, Al-Jazeera s’adonne à une propagande éhontée contre Bashar al-Assad et n’hésite pas à monter de toutes pièces de fausses « informations » pour discréditer et affaiblir le régime de Damas.

Faut-il lier l’attitude de la France envers la Syrie à cette implication du Qatar et à un lien privilégié unissant les deux dirigeants de ces pays ?

À ce stade de notre information, tout ce qu’il est possible de faire, c’est de constater une nouvelle gesticulation française et de formuler cette hypothèse, mais qui ne répond ni à la question de savoir quel objectif commun poursuivraient la France et le Qatar, quels accords éventuels ils auraient passés, ni de comprendre pourquoi le Qatar, minuscule État, bien qu’immensément riche du fait de ses prodigieuses réserves gazières, veut manifestement jouer un rôle tellement important dans le « Printemps arabe » (un rôle sélectif, cela dit : Al-Jazeera s’est bien gardée de couvrir le Mouvement du 20 février au Maroc et les manifestations au Bahreïn, écrasées dans le sang avec l’appui des chars saoudiens et l’accord tacite des Etats-Unis, présents au Bahreïn avec leur cinquième flotte).

La problématique est d’autant  plus complexe que le Qatar, par sa politique, gêne son grand allié, les Etats-Unis, précisément qui, même si dans l’ensemble,  ont bien repris le contrôle de la partie, se seraient volontiers passés de tous ces soubresauts sur l’échiquier de leur « Grand Moyen-Orient ».

Mais c’est là toute la complexité de la politique moyen-orientale : un autre grand allié des Etats-Unis, l’Arabie saoudite, n’a-t-elle pas de tous temps financé l’islamisme radical, principale menace régionale à l’encontre de Washington ?

La question qui se profile désormais est celle de la porte de sortie que les différents protagonistes de la crise syrienne pourraient emprunter pour mettre fin à cet état de guerre civile latent qui accable le pays et risque de le mener assez rapidement à un point de non-retour qui, une fois dépassé, laissera peu de chance à un éventuel processus de réconciliation nationale.

Le gouvernement baathiste a multiplié les appels au dialogue, libéré de nombreux prisonniers politiques et promulgué plusieurs décrets par lesquels il a lâché du lest, laissant entrevoir la possibilité d’une transition vers la démocratie, mais une transition fatalement longue et sans heurts, ni inquiétude pour les actuels tenants du pouvoir.

Toutefois, l’attitude du gouvernement reste ferme et intransigeante face aux rébellions armées qui se sont manifestées à Homs et le long des frontières. Une intransigeance qui est dénoncée par les oppositions comme la volonté avouée de conserver l’autorité sur le pays. Et de conclure que Bashar al-Assad et ceux qui l’entourent n’ont en réalité aucune intention de négocier.

Mais la question ne s’applique pas qu’au gouvernement syrien : l’opposition également doit accepter la négociation. Or, toutes les composantes de la contestation s’y refusent : « Bashar doit partir » ; les plus radicaux réclament même son exécution.

Quoi qu’il en soit, après bientôt un an de troubles, tandis que la guerre des propagandes fait rage, que les morts s’accumulent de part et d’autre et que la société se déchire un peu plus chaque jour, il semble bien que, en Syrie, la « révolution » soit impossible.

 

 

Pierre Piccinin

Pierre Piccinin

Pierre Piccinin, professeur d’histoire et de science politique à l’Ecole européenne de Bruxelles I. Domaine de recherche: histoire ancienne et contemporaine et particulièrement du Moyen-Orient.