Tourisme des bidonvilles à Jakarta

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La présence d’enfants est un ingrédient incontournable à la visite d’un bidonville.
La présence d’enfants est un ingrédient incontournable à la visite d’un bidonville © Linda.B., déc. 2015.

Entre un nouveau genre humanitaire et un business de la pauvreté

Aussitôt descendus d’une courte course en minibus, on rentre dans un couloir sombre par une façade des plus modeste mais ne laissant en rien présager la vétusté et l’exiguïté des logements que nous allons découvrir. Il nous faut quelques minutes pour nous adapter au manque de luminosité et aux conditions olfactives. Nos pas sont hésitants, à la fois parce que nous sommes inondés de sensations diverses et parce que le terrain semble mouvant tant les bosses, les planches et les fosses marquent le sol.

Des « trous à rats » comme diraient certains, des pièces de 5 à 10 m2, abritant de 4 à 12 personnes, et ce sans lien de causalité taille/nombre d’habitants. Une densité certainement au-dessus de la moyenne nationale, approchant celle des plus grands bidonvilles de la planète.

Néanmoins, ici à Kebon Sayur Kampung (1), on reste encore loin de la vision apocalyptique décriée par Mike Davis (2006) dans Le pire des mondes possibles, car, paradoxalement, la vie y semble rassérénée et organisée. Par contre, on pourrait être dans la dénonciation de ce qu’appelle ce même auteur « Les profits de la pauvreté » (Davis, 2006, page 87).

En effet, nous sommes quatre Occidentaux à avoir payé pour visiter un coin perdu de la ville de Jakarta, dans les bas fonds invisibles, que notre guide désigne de « Hidden Jakarta » (le Jakarta « caché »), le même titre qu’il a décidé de donner à son entreprise sociale de tourisme. Son argument principal de « vente » est donc que le circuit pourra nous dévoiler les espaces dissimulés de la ville, des bidonvilles non pas cachés au regard des touristes par de grands « murs de la honte », ce que PEROUSE J.F. (1993) désigne d’« opération camouflage » (2), mais parce que trop bien intégrés dans les espaces de nature invisible aux touristes.

On sort enfin de la pénombre en empruntant des escaliers qui feraient le bonheur des amateurs escaladeurs tant ils sont abrupts. On se retrouve nez à nez avec une ligne de chemin de fer.

Ça y est, plus que jamais on est dans le pittoresque. Le paysage n’est pas une carte postale touristique certes, mais on a comme une impression de déjà vu. Un de ces clichés connus via la presse et la télé, un made in National Geographic et les reportages de TV5. J’observe mes collègues de ballade, ils ont l’air satisfait, le spectacle est comme ce qu’on leur avait promis : des cabanes, des rats, et des pauvres !

Mais ce n’est pas non plus l’aventure ou la grande peur, rien d’effrayant si ce n’est la projection fantasmée d’avoir à habiter soi-même ici, notamment près de cette ligne de train, le seul véritable danger du lieu. L’ordonnancement du bidonville se fait par le tracé du train en deux camps, non pas Est et Ouest, mais extérieur et sous-terrain, une presque métaphore entre le monde développé et sous-développé, bien que le contenu soit le même.

En effet, une partie du slum se trouve au niveau du passage du train, à proximité immédiate, et l’autre en contrebas. Une séparation de facto physique pour l’œil d’un touriste sans que pour autant, il y ait véritablement discontinuité dans le bâti ou de guerre froide sous les tropiques.

Mais alors si l’aventure n’est pas au rendez-vous, pourquoi les touristes acceptent-ils de payer ce prix de 50 dollars pour trois heures à suer et à humer les mauvaises odeurs ? En réalité, malgré le peu de « spectacle », en tant que touristes, on se sent exister, importants, on fait partie de la mondialisation par notre tourisme solidaire, on est presque « des humanitaires », certains distribuent, naïvement, cahiers et stylos. Ils pourront montrer et prouver leur altruisme par les nombreuses photos-témoignages, lors des soirées entre amis ou en famille, et même au monde entier grâce aux réseaux sociaux. On devient alors des héros discrets, reporters en herbe, qui attestent au monde de la pauvreté des autres. Et il en est de même dans plusieurs coins du monde, où le tourisme de la pauvreté a un bel avenir.

Ronny, le guide, nous installe dans une salle de classe, provisoire dit-il. On a droit à des chants des enfants, l’incontournable et international Frère Jacques, en plusieurs langues ! Il nous demande avec beaucoup d’intérêt les raisons de notre choix de nous retrouver dans ce type de circuit touristique alternatif à défaut de nous promener dans les sites balisés et les grands Malls à la mode. Serait-il en train d’étudier la typologie des personnes prêtes à payer un prix exorbitant (la moyenne de ce type de tourisme est de 25€ pour 4h, de Dharavi à Soweto) ?

Intéressons-nous donc aux « touristes », il est facile de les targuer de voyeurisme ou d’un regard misérabiliste se contentant d’observer les pauvres à la manière d’animaux en cage comme le craint Wardah Hafidz de l’ONG Urbain Poor à Jakarta : « On ne doit pas exposer la pauvreté comme des singes dans un zoo. »

Évidemment le goût de l’aventure et du risque « raisonnable » sont les premiers arguments. Peut-être aussi l’envie de se « consoler » de sa propre vie en la mettant en perspective ? En effet, pour David Fennel, professeur d’environnement et de tourisme à la Brock University à Ontario (auteur de l’ouvrage Tourism Ethic, 2006), « une visite dans ces bidonvilles nous permet de constater que les habitants sont vraiment dans une situation désespérée, ce qui nous conforte dans l’idée que nous sommes bien lotis. » Mais généralement c’est simplement la curiosité qui draine les badauds dans ces espaces paupérisés ; une étude de 2010 faite par l’Université de Pennsylvanie a montré que les touristes dans le bidonville de Dharavi à Mumbai ont été principalement motivés par la curiosité, par opposition à plusieurs autres facteurs d’incitation tels que la comparaison sociale et le divertissement. Pour Rémy Knafou (2011), il y aura toujours une minorité de touristes demandant à « voir le Monde tel qu’il est, dans sa diversité et sa complexité, non réduit à ses sites touristiques étoilés par les guides », voulant être présents partout dans le Monde où il se passe quelque chose et quels que soient les risques.

Naissance du tourisme dans les bidonvilles :
terrains de fantasmes et objets d’imaginaires artistiques

L’activité du tourisme des bidonvilles peut sembler comme une des dernières perversions postmodernes ; et pourtant, ce type de tourisme a une longue histoire. Il naît en effet à la fin du XIXe siècle, lorsque la curiosité des riches, avides de s’encanailler, les conduit à visiter les quartiers pauvres : l’East End à Londres ou Five Points à New York. C’était d’ailleurs une mode dans les années 1850, illustrée dans le film culte de Scorcesse, The Gang of New York, qui montre l’engouement pour le quartier de Five Points, un faubourg pauvre de New York, que Charles Dickens appelait « un monde de vice et de misère » (3).

Pour comprendre le phénomène, il suffit de se pencher sur la connotation anglophone attribuée au mot « slumming » (dérivé de la racine « slum » qui est le nom donné aux espaces paupérisés londoniens et depuis utilisé pour désigner les bidonvilles du monde, dans le jargon international institutionnel des bailleurs de fonds, de l’ONU et des ONG) devenu un terme d’argot moderne définissant l’idée de s’encanailler soit dans des loisirs de la luxure (bars, jeux, etc.) soit en « traînant » dans des quartiers à mauvaise réputation. Cette terminologie montre bien que la pauvreté attirait les plus aisés avant même l’avènement de cette forme de tourisme mondialisé (Koven, 2004).

En réalité, toute la littérature de l’époque victorienne nous a préparés et invités au phénomène actuel du Slum Tourism. Les romanciers tels que Charles Dickens et Victor Hugo qui prenaient, respectivement, les quartiers pauvres de Londres (Oliver Twist, 1837) et de Paris (Les Misérables, 1862) pour décor à leurs satires politico-sociales de la pauvreté ont, en réalité, contribué à la mystification des bidonvilles et donc à l’intérêt qui leur est porté.

En 1884, le New York Times annonçait déjà, par l’article « Slumming in this town : a fashionable London Mania Reaches New-York » (S’encanailler dans cette ville : une mode de Londres qui atteint New York) que ce type de tourisme serait un jour banalisé.

Plus récemment, le film La cité de Dieu (2002) de Meireilles et particulièrement Slumdog millionnaire (2008), avec sa myriade de récompenses reçues et de débats enflammés sur sa vision des pauvres et de leurs conditions de vie, ont relancé l’intérêt pour les territoires des pauvres. Et ce n’est pas un hasard si le fondateur du Jakarta Hidden Tour est lui-même un cinéaste. On lui devine, en effet, une capacité de mise en scène et de sublimation permettant de mieux vendre son produit.

D’ailleurs, les producteurs de l’opus IV (2011) d’un des grands blockbusters du cinéma américain, Fast and Furious, ne s’y trompent pas en choisissant la favela pour magnifier l’aspect illégal des activités de la bande d’amis en fuite. Depuis, les amateurs de cette saga rêvent de se rendre dans les favelas tant fantasmées.

Plusieurs jeux vidéo empruntent aussi ce décor subliminal de l’action violente : citons le troisième jeu vidéo le plus vendu au monde « Call of the duty », notamment dans sa deuxième version, où les favelas sont le terrain des joueurs, dont la manette tire à tout vent ; de même pour les jeux Tomb Rider et Max Payne, tous deux adaptés au cinéma. Il est aussi des domaines artistiques qui font de la plastique du bidonville un support de matériaux direct, de la photo à l’architecture qui se jouent de toutes ses couleurs et formes. La forme esthétique remplit alors la fonction de critique sociale.

Pour n’en citer qu’un exemple et lui rendre hommage ; c’est le cas de l’œuvre de l’artiste indienne

Maquette du bidonville Dharavi d’Hema Upadhyay,  à l’exposition Bombay Maximum city, Lille 3000, 2006.
Maquette du bidonville Dharavi d’Hema Upadhyay,
à l’exposition Bombay Maximum city, Lille 3000, 2006. © Linda.B., 2006.

récemment assassinée (4), Hema Upadhyay. Sa maquette de bidonville « Dream a wish, wish a dream » (2006), devenue un classique de la représentation des bidonvilles, illustre les habitations miniatures du bidonville Dharavi (à Bombay, Inde), vues du ciel. Cette artiste de l’anthropocène (5), exposée en France à l’occasion du Paris-Delhi-Bombay (2011) au Centre Pompidou, témoignait ainsi concrètement de la dynamique des villes indiennes, entre pauvreté endémique (attestée par le type de matériaux de construction) et développement de l’économie interne basée sur un autre circuit du travail, impliquant le « recyclage sous toutes ses formes». Son œuvre, notamment depuis son dramatique assassinat, participe à l’idée d’une certaine esthétique du bidonville, le « laid » se poétisant.

À Jakarta, l’idée a fait son chemin dans la tête du seul prestataire local, Ronny, formé aux métiers de l’audiovisuel et se déclarant lui-même artiste. En effet, ce dernier y emmenait déjà des réalisateurs locaux et internationaux et des photographes. Au vu de la demande croissante, il s’est alors lancé sur le format de circuits ouverts à tous d’abord à échelle locale, pour les écoles, les universités, les artistes, etc. Il s’est ensuite familiarisé avec les outils informatiques et internet pour se développer via une offre internationalisée. C’est notamment grâce à un site de conseils aux voyageurs, Tripadvisor, dans lequel sa visite est classée en tête des 32 autres excursions proposées sur place (6), que ce tourisme particulier se popularise ! Sur sa modeste page internet, le prénom et la nationalité des touristes qui vont l’accompagner sont systématiquement annoncés.

On devine des raisons pragmatiques, d’abord, mais aussi sa satisfaction à montrer une pluralité géographique de visiteurs, une forme de vitrine de sa réussite. Pourtant ce n’est qu’en moyenne 4 touristes tous les deux jours, soit un peu plus de 700 personnes par an, bien loin derrière les « industries » du slumming de ses collègues du Sud.

Ronny laisse entendre haut et fort qu’il ne s’est pas affairé à imiter ce type de prestations, et qu’il n’en avait aucune idée avant que les premiers touristes internationaux qui lui aient indiqué que le phénomène du Slumming existait aussi dans d’autres grandes villes du monde en développement. Mais il convient lui-même que l’échelle est incomparable. En effet, selon les chercheurs de l’université de Potsdam (7), à Rio, on parle de 40 000 visites des favelas par an contre 300 000 pour les townships de Cape Town (notons que ce sont des villes non « capitales »).

Le chiffre modeste de visites de l’entreprise « Hidden Tour » reste néanmoins un business lucratif. En effet, un calcul simple montre que les revenus mensuels de son guide-directeur, Ronny, avoisinent les 3000 dollars, soit plus de vingt fois le salaire moyen. On se demande alors comment ce personnage, certes charismatique et bon commerçant, n’a pas de concurrence.

D’ailleurs son « succès » est étonnant au vu des faibles moyens qui sont investis dans le circuit ; pas de publicité, pas de brochures dans les hôtels, pas de prospection ou de distributions dans les lieux touristiques. Alors que les villes connues pour ce type de tourisme possèdent à la fois des bidonvilles qui bénéficient d’une renommée internationale (Kibéra, Dharavi, Rocinha, Soweto, etc.) et les agences s’y bousculent pour exploiter le filon, d’une gamme variée, de la visite à pieds à la visite aux allures de safari en minibus.

Il faut croire que c’est autre chose qui l’a aidé à se faire connaître. Peut-être d’abord la faible offre touristique de la ville (juste quelques musées) oblige les touristes à chercher d’autres sources d’inspiration lors de leur passage dans la capitale indonésienne pour rejoindre Bali.

Plusieurs vidéos font sa publicité, des amateurs, des professionnels, et des chaînes TV. Un reportage professionnel lui a été consacré, il y a six ans, produit par un collectif mondial de jeunes cinéastes et producteurs de télévision et diffusé sur leur chaîne internet « VPRO Métropolis » (8). La vidéo a été visionnée près de 90 000 fois et comporte des commentaires très vifs. Elle est certainement une des portes d’entrée de l’intérêt pour cette formule controversée de tourisme.

Une autre vidéo de la BBC (2012) (9) pose clairement la question de savoir si nous sommes prêts à payer pour une visite d’un bidonville et utilise l’exemple du Hidden Tour pour argumenter les oppositions et donner la parole aux habitants. Une forme de « reconnaissance » et de publicité pour Ronny, même s’il fait peu de cas des reproches qui lui y sont faits.

Mais c’est certainement, pour le public anglophone particulièrement, le concept Slums survivors qui, il y a deux ans, a catalysé l’intérêt pour les bidonvilles de Jakarta. En effet, il s’agissait d’un jeu de téléréalité de la célèbre chaîne de télé BBC3, diffusé en juillet 2014 en trois épisodes (d’une heure chacun), mettant en scène de jeunes cuisiniers dans « l’un des plus grands bidonvilles de la planète » (propos de BBC3) respectivement sur les villes de Lagos, Jakarta et Bombay. Le principe était d’immerger pendant dix jours trois jeunes cuisiniers dans les conditions précaires des micros cuisines des rues des bidonvilles de Jakarta « infestées de rats » (annonce de la chaîne). Les téléspectateurs ont été tenus en haleine devant le périple des apprentis, devant tour à tour faire face à la « crasse », aux « rats » et autres faunes opportunistes, et au manque d’ustensiles, pour au final drainer sympathie et respect pour leurs hôtes cuisiniers (dont le mérite a été reconnu) et créer une renommée du bidonville.

Les ingrédients d’une activité touristique lucrative

Ronny l’a bien compris, se lancer dans des activités de tourisme dans un bidonville ne nécessite pas d’investissement. Plus le bidonville est sale, étriqué, sombre, etc. plus la promesse de visites est garantie, car le spectaculaire ici est la pauvreté. Et ce « musée vivant de l’exploitation humaine » (Davis, 2007) bénéficiera de plus d’empathie des touristes, donc de plus de visites, si les habitants présents dans le bidonville s’adonnent à des activités rémunératrices dangereuses et/ou éreintantes telles que le tri de papier/plastique, la fabrication de charbon…

Ces points supplémentaires dans la cote « d’extraordinaire » du bidonville permettront une garantie de fréquentation et de potentiels dons en fin de visite. Pour les visiteurs plus « sensibles», on leur proposera des zones du bidonville plus « civilisées », avec des activités plus « nobles » (mais moins singulières) telles que la fabrication d’artisanat, et si possible adossées à une école ou un centre de soins à visiter dans la foulée.

Seule la certitude de pérennisation de ces lieux de pauvreté est à s’assurer. Or, « pour mortels et dangereux qu’ils soient, les bidonvilles ont devant eux un avenir resplendissant » (Davis, 2007). Ensuite, il faut à la fois connaître le lieu et avoir les autorisations, informelles, de ses membres notamment du (ou des) chefs désigné(s). Deux aspects réglés avec la négociation, logique et pragmatique, que les guides sont souvent des habitants du bidonville visité.

Dans le cas du circuit de Jakarta, le guide principal s’est entouré de femmes, qui assurent la fonction d’assistantes. Elles ne sont pas choisies au hasard. D’abord femmes donc en emploi généralement informel, elles sont plus « disponibles » aux aléas des réservations de visites. De plus, celles qui sont choisies bénéficient d’une certaine renommée et d’un respect dans la communauté. Ainsi elles garantissent non seulement la sécurité des visiteurs étrangers, mais aussi celle du guide, qui pourrait éventuellement être pris à partie.

Au-delà de ces premières obligations, il semble plutôt lucratif et facile de s’engager dans cette activité. En effet, pour un entrepreneur, issu du secteur associatif ou marchand, cherchant à se lancer dans une telle industrie, les barrières à l’entrée sont faibles, voire négligeables.

Les bidonvilles sont généralement des quartiers informels donc ils n’existent pas officiellement ! Un flou juridique qui arrange nos entrepreneurs. Les départs de ces excursions sociales se font toujours de lieux centraux empreints d’histoire. À Jakarta, le rendez-vous s’est fait dans un café de la vieille ville, près de la place Fatahillah, mais pas n’importe lequel, un café bien local pour nous donner le ton de l’authentique et répondre à la promesse annoncée sur le site du Hidden Tour : « Je vous traiterai en amispas en touristes. » Pourtant nous sommes des touristes puisqu’il y a transaction d’argent comme le rappelle la militante pour les droits des pauvres, Wardah Hafidz (de l’ONG Urban Poor Consortium) lors de notre entretien post-visite.

Les habitants, quant à eux, n’ont pas besoin d’être participatifs, ils sont là de toute façon… enfin, surtout les femmes et les enfants. Les promoteurs se garantissent, néanmoins, un minimum de coopération des habitants, en employant des locaux pour faire ou accompagner les visites. En effet, les visites fournissent des emplois et des revenus pour les guides touristiques souvent issus eux-mêmes du bidonville. C’est souvent, aussi, l’occasion pour les artisans locaux de vendre des souvenirs fabriqués in situ à des prix s’alignant sur ceux du commerce équitable, donc supérieurs aux marchés locaux. Lorsque ce sont des ONG qui mettent en place cette activité, elles légitiment ces activités aux yeux des habitants en affirmant qu’une partie des recettes serviront au financement de projets locaux. 

Le seul challenge, ou presque, est donc d’attirer les « clients » et d’assurer, selon le bidonville, une certaine forme de sécurité. Généralement, les bidonvilles qui jouissent de ce tourisme sont célèbres par eux-mêmes, et leurs « particularités » se chargent de fasciner les futurs visiteurs, et ce appuyé notamment par le miracle de diffusion des réseaux sociaux et en comptant sur le bouche-à-oreille des touristes précédents.

Le comble de l’ironie est la garantie que la demande des touristes autant que la pauvreté en elle-même ne diminueront pas, constituant un équilibre parfait. Paradoxalement, on peut donc conclure que seules les initiatives d’amélioration des taudis sont une menace pour l’entreprise. Malheureusement, les touristes ne paieront pas pour visiter des bidonvilles améliorés, salubres, et non puants.

Vers un plaidoyer pour les pauvres
et une mondialisation théâtralisée de la misère

Les voyageurs solidaires qui ont participé à cette forme de tourisme n’hésitent pas à en témoigner. Ils créent des blogs dédicacés, laissent des messages génuflecteurs sur les sites de routards, organisent des soirées de restitutions entre amis ou des expositions photos grand public, et participent ainsi à cet engouement, objet de toutes les curiosités. Ils deviennent, aussi, des porte-parole des habitants avec lesquels ils auraient tissé des liens ou pas, parfois en alertant la communauté internationale sur leurs conditions de vie, en relayant des appels à dons pour un projet particulier (création d’écoles, réparation des réseaux d’adduction d’eau potable, etc.) et notamment en cas de menace d’expulsion. Souvent, ils font naître une motivation de volontariat dans des ONG locales ou des écoles qu’ils ont visitées, une forme de mise en réseaux, de part et d’autre du monde. Certains, à faible proportion, s’engagent sur la durée et reviennent régulièrement, les bras généralement chargés. Une forme d’engagement humanitaire sans promesse !

Même si l’impact de ces démarches est difficilement mesurable, il est indéniablement constitutif d’une évolution de la perception de l’individu, le « pauvre » étant ramené d’une position d’objet social à celle d’un-e ami-e rencontré-e et dont on devient, en quelque sorte, l’ambassadeur-protecteur !

Tout comme les observations de première main des précurseurs slummers de Londres à l’époque victorienne, desquels ont surgi la conscience publique et la motivation/pression de fournir des programmes d’aide sociale dans les bidonvilles de la capitale britannique, et à inciter un changement du regard sur les habitants. Touchées par ces témoignages, de nombreuses personnes s’étaient portées volontaires dans des organismes de bienfaisance, d’autres s’engageaient en tant qu’infirmières ou enseignant-e-s. Bilan plutôt positif, même si pour Tchad Heap (2010), professeur à l’Université George Washington, ces philanthropes du moment « se déguisaient en ouvriers de la charité ».

Notre guide à Jakarta parle d’améliorations dans le bidonville. Il nous fait miroiter que notre argent permettra d’aider les habitants puisque ce dernier investira 50 % des recettes dans des microprojets locaux. Pourtant, il n’a rien à nous « montrer », ni école, ni dispensaire, ni terrain de sport, rien de son initiative ou qu’il aurait soutenu !

Il a l’excuse facile, celle de la précarité juridique des lieux. Pourquoi construire une école ou un dispensaire si le gouvernement va les détruire sans sommation ? Il émet alors l’idée d’une clinique ou d’une école mobile, comme s’il venait de la conclure !

Pourtant on retrouve les traces de ces annonces dans des articles français aux titres évocateurs « Tourisme humanitaire dans les bidonvilles de Jakarta » (par A. Guilquitant, Oct. 2009, Revue La Gazette de Bali) et « Le tourisme des bidonvilles entre voyeurisme et aide au développement » (L. Vennin, Le Nouvel Observateur, 31 mai 2012).

Le premier article, concomitant à la création de l’entreprise sociale et plutôt confiant des perspectives positives, parle de la réunion de Ronny avec les membres influents du bidonville pour exposer le projet de la création d’une clinique ambulante. Annonçant du même coup l’aide salutaire d’Ivar Schou, un touriste norvégien, qui promettait de s’impliquer dans le programme : « Il faut faire quelque chose pour aider ces gens. Ces visites ont un vrai potentiel, car on parle d’actions directes et concrètes qui peuvent se mettre en place rapidement ».

Dans son article plus récent, L. Vennin (2012) donne l’exemple de cette enseignante au lycée français de Jakarta, Caroline Bourget, qui avise de son bénévolat, cette fois-ci au bénéfice du projet de l’école mobile, avouant sa prise de conscience : « Si je n’avais pas vu, je n’aurais rien fait ».

Malgré ces bonnes volontés déclarées, en janvier 2016, aucun véritable projet n’a vu le jour.

Mais Ronny s’en défend, en arguant que faire consensus entre les habitants nécessite du temps. Il insiste sur le fait qu’il n’est pas resté inactif depuis, qu’il procéderait à des prêts d’argent, presque du microcrédit (pour la création de petites échoppes de thé/café, le lancement dans des activités de recyclage, de pêche, etc.), mais au cas par cas et très discrètement, car il ne veut pas être en concurrence avec les tenants de ce business, dont les prêteurs taxent les intérêts à hauteur de 30 %.

Il serait associé à l’ONG VIDA (Volunteer In Developpement Australia) le soutenant à la fois dans son initiative de tourisme, mais aussi dans les projets de développement. Le responsable local de VIDA, Robert Finlayson, estime qu’aussi dérangeant que soit ce tourisme, il est important de faire face à la réalité de la pauvreté, voire d’induire une compréhension sociale et de changer la perception des pauvres (2009, Slum tourism attracts foreigners in Indonesia, Dawn).

Mais il est difficile d’interroger les habitants sur leur perception de ce tourisme et/ou les bénéfices potentiels. En effet, la barrière de la langue (évoquée par le guide lorsqu’on s’adresse directement aux habitants) est bien réelle, mais surtout la présence de cette forme d’autorité, en l’occurrence le guide lui-même, ne nous permet pas un naturel des habitants. C’est pourquoi j’ai choisi de retourner dans les deux bidonvilles de l’excursion et d’en découvrir plus que le sentier sciemment sélectionné pour une « théâtralisation » de la misère.

En effet, les deux heures de cette première visite guidée ne pouvaient pas donner un véritable aperçu de l’hétérogénéité des lieux. Tout un pan arrière, plutôt salubre, approchant presque le niveau de vie de classes moyennes, nous a indirectement été « caché », car probablement peu « vendeur » aux yeux des touristes.

Ça vaudrait presque la peine qu’une concurrence engagée, en l’occurrence une ONG, se lance dans un « hidden tour » du Hidden tour, pour faire découvrir la face cachée du tourisme de la pauvreté qui se contente de « montrer » les aspects sous-normes de l’habitat et les effluves de la pauvreté.

 

 

(1) En Indonésie, on traduit bidonville par Kampung, j’utiliserai souvent le mot slum.

(2) « Comme le bidonville nuit sérieusement à l’image de marque d’une agglomération, les autorités s’efforcent de le dissimuler afin que sa vue ne heurte ni n’effraye les hôtes étrangers ». Page 41 in PEROUSE J.F, Villes du Tiers monde, Editions Hatier, 1993.

(3) Dickens rappelait alors que les États-Unis ont été le siège d’une production de la pauvreté bien pire que celle de l’Angleterre.

(4) Article du Figaro sur l’assassinat d’Hema Upadhyay

(5) Terme de chronologie géologique qui caractérise une période de l’histoire de la terre qui a débuté lorsque les activités humaines ont eu un impact global significatif sur l’écosystème terrestre. Le terme désigne aussi tout un pan de l’art militant, lequel, face au risque écologique galopant, se met en scène pour alerter. Pour ces plasticiens, l’écologie n’est pas seulement un enjeu politique dont l’avenir se déciderait dans les urnes, mais une pensée qui innerve leurs œuvres (Azimi, 2014).

(6) Tripadvisor

(7) Rolfes, Steinbrink, Uhl « Townships as attraction », 2009.

(8) Reportage diffusé sur la chaîne « VPRO Métropolis » 

(9) Vidéo de la BBC

 

Linda Bouifrou

Linda Bouifrou

Bouifrou Linda est géographe, chargée de mission en Coopération et Solidarité Internationale.

Linda Bouifrou

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