Tunisie : l’étrange passivité de l’Etat face à la violence salafiste

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Depuis plusieurs mois l’actualité politique tunisienne est rythmée par l’activisme des salafistes, qui sèment la terreur parmi la population remettant en cause un modèle social ancré dans une modernité et un Islam modéré et ouvert. Les violences salafistes semblent profiter au mouvement Ennahdha au pouvoir depuis les élections du 23 octobre 2011. Elles lui permettent de passer des lois des plus conservatrices et liberticides dans le projet de la nouvelle Constitution.

Sans aucun lien de parenté malgré un patronyme en partage, les affaires Jamel Gharbi et Iqbal Gharbi n’ont pas connu le même écho médiatique en Tunisie et à l’étranger. Tous deux ont pourtant vécu le même cauchemar à la suite d’une confrontation avec des salafistes. Le 16 août dernier, le franco-tunisien Jamel Gharbi, élu socialiste et conseiller régional du pays de la Loire est attaqué par un convoi salafiste alors qu’il se promenait avec sa fille et sa femme dans le quartier du port de Bizerte  (ville située à 60 km au nord de Tunis). Les extrémistes religieux, ayant jugé la tenue de sa femme et de sa fille trop légère, l’élu local a été roué de coups. Il s’en sort avec plusieurs contusions. Après avoir porté plainte il interrompt ses vacances tunisiennes et repart dès le lendemain en France. Malgré des excuses officielles de la part tunisienne, l’affaire ne cesse de défrayer la chronique. Elle frôle l’incident diplomatique !

« Je ressens l’amer sentiment d’avoir été chassé de mon propre pays », a déclaré Jamel Gharbi dernièrement sur les ondes d’Express FM.

L’attaque physique en moins, Dr Iqbal Gharbi a elle aussi été éjectée de son poste de directrice de la radio publique « la Zitouna pour le saint Coran » par une milice barbue.  Maitre de conférence à l’Institut supérieur de théologie, spécialiste en anthropologie religieuse, elle a vu un matin de l’automne dernier son bureau transformé en un tribunal de l’Inquisition. Ses juges avaient décrété en direct -une vidéo a circulé sur FaceBook- qu’elle ne disposait pas des « compétences » requises pour diriger une telle institution. Le 10 février dernier le gouvernement provisoire a remplacé Mme Gharbi par un directeur, se soumettant ainsi à loi salafiste devant laquelle les femmes sont des citoyennes de seconde zone. L’affaire I. Gharbi, passée pratiquement sous silence par la presse locale, pose une foule d’interrogations sur les relations dangereuses, de connivence et de proximité idéologique, qu’entretient la mouvance salafiste avec le mouvement islamiste Ennahdha, qui dirige actuellement le pouvoir en Tunisie.

Les estropiés des temps présents

Tout porte à croire qu’un pacte secret lie les deux parties. Comment expliquer alors que des actes subversifs, quasi « voyous », souvent sous-tendus d’une rare violence perpétrés par ces militants jihadistes restent impunis ?

Selon une source, qui a requis l’anonymat au ministère de l’Intérieur, ils seraient entre 100 000 et 150 000 aujourd’hui en Tunisie. Certains ont recouvré la liberté grâce à l’amnistie qui a suivi la révolution. D’autres sont revenus d’exil ou des bases d’Al-Qaïda  en Libye, en Afghanistan et en Iraq ou encore des écoles wahabites en Arabie Saoudite. Les geôles de l’ex président Ben Ali, qui a régné sur la Tunisie pendant 23 ans et sa dictature, ont durci la mouvance. Tous croient à l’application stricte de la charia (la loi islamique), à un Islam rigoureux, ultra orthodoxe, le moins ouvert à la raison, aux évolutions et au droit d’interpréter le texte coranique, un islam misogyne et anti-occidental. Longue barbe, kamis (tunique arrivant jusqu’à la cheville) blanc, drapeaux noirs et niqab ou burqua pour les femmes, ce côté ostentatoire marque une recherche de leur visibilité dans la ville. Pour le psychanalyste tunisien Fethi Ben Slama vivant et travaillant à Paris « L’idéologie salafiste permet d’abriter et de justifier le mode d’existence d’un nombre important d’estropiés des temps présents, d’accidentés de la modernité ».

Le long de ces derniers mois, l’actualité tunisienne a été agitée par des  actions « coup de poing » des salafistes, qui n’ont pas arrêté de gagner du terrain en contrôlant à travers leurs prédicateurs des quartiers et des villes, des mosquées et des écoles coraniques, en menaçant les artistes, les universitaires, les syndicalistes, les leaders de l’opposition, les femmes et les journalistes, en annulant par la force des spectacles programmés pourtant parmi les festivals du ministère de la Culture. Et en imposant, dans une ambiance de peur et d’insécurité, un ordre moral des plus conservateurs à travers une dangereuse police des mœurs, qui poursuit à Sejnane, à Sidi Bouzid et à Bizerte les consommateurs d’alcool jusqu’à l’intérieur de leur domicile. Ils puisent leur public dans un réservoir de jeunes désœuvrés, déçus par la révolution et ses promesses non tenues d’équité régionale et sociale et une population, vivant notamment dans les régions défavorisées, éprouvée par les difficultés économiques et une inflation permanente des prix.

Face au prosélytisme de ces groupes bardés d’armes blanches, constamment mobilisés sur les réseaux sociaux, que finance des réseaux suspects probablement provenant d’Arabie Saoudite, la société civile tunisienne a à plusieurs reprises répliqué par des contre manifestations dénonçant, à coups de chants et de slogans, l’intolérance, la réduction des libertés individuelles, le principe de la « complémentarité » entre les hommes et les femmes…

L’art « blasphématoire »

L’Etat reste lui étrangement passif, ses forces de sécurité n’intervenant que très en retard comme au cours du procès contre Nessma TV le 23 janvier dernier, lorsque des journalistes et des intellectuels venus soutenir le directeur de la chaîne, qui a diffusé le film animé Persépolis taxé de « blasphématoire » par les salafistes ont été agressés par des hommes barbus sous les yeux de la police.

« Les jeunes salafistes me rappellent ma propre jeunesse », a déclaré dernièrement le sourire aux lèvres le leader du mouvement Ennahdha, Rached Ghannouchi. La bienveillance de l’actuel gouvernement envers les groupes salafistes s’est confirmée avec la crise, qui a paralysé l’année universitaire précédente durant les cours à la faculté des lettres de la Manouba. Le ministre de l’Enseignement supérieur a pris dès le départ position pour les sit-inneurs salafistes, qui contre l’avis du corps enseignant, réclament le port du niqab pendant les cours.

Le ministère des Affaires Religieuses développe un discours ambigu. D’un côté il annonce qu’il s’est engagé à reprendre en main les 500 mosquées que contrôlent les salafistes depuis le lendemain de la révolution. D’un autre côté il ne prend aucune initiative pour propager un Islam modéré et tolérant, l’un de ses prêcheurs officiels,  Adel Bourssar, ayant proféré  dans une manifestation publique menée par les salafistes un appel au meurtre de Béji Caid Sebbsi, l’ancien premier ministre et le leader de Nida Tounes, parti concurrent d’Ennahdha.

Le mois de juin, le pays traverse de nouvelles tensions lorsqu’une association d’obédience salafiste, celle la même qui a bouté Iqbal Gharbi hors de son bureau, provoque une discorde nationale suite à la publication de Mohamed Ali Bouaziz, l’un de ses membres, de photos prises d’une exposition d’art contemporain organisée au palais Al Abdelliya dans la banlieue nord de Tunis. Les images jugées « impies » par l’Association centriste pour la réforme et la sensibilisation entrainent un ouragan de colère salafiste, qui conduit à la restauration du couvre-feu pendant trois jours suite au saccage de plusieurs postes de police et de bâtiments administratifs.

Vingt sept artistes ont par ailleurs reçu des menaces de mort. Le ministre de la Culture déclare : « Les plasticiens ont dépassé les lignes rouges ! L’art ne doit pas être révolutionnaire».

Moraliser une société arabe parmi les plus modernes

Quelques jours après ces évènements, Mohamed Ali Bouaziz, l’homme à l’origine de la crise est libéré ! Les députés du mouvement Ennahdha de l’Assemblée constituante, sans se référer à une quelconque plateforme théorique, ont inclus dans le draft de la future Constitution un article criminalisant l’atteinte au sacré. L’hypothèse que les salafistes servent de bras armé à Ennahdha se confirme.

« Nous ne sommes plus dans un Etat de droit, mais plutôt dans un Etat qui ne l’applique plus ! », réplique maitre Kehna Abbes, avocate impliquée dans le comité de soutien des artistes d’Al Abdelliya. Tout porte à croire que la montée en ligne des salafistes permet aux islamistes au pouvoir d’appliquer une double stratégie. Tout d’abord, détourner, à coups de polémiques stériles sur l’identité, le niqab et la charia l’attention de la population de ses revendications socio-économiques et de ses aspirations vers plus de libertés, valeurs insufflées par l’esprit de la révolution du 14 janvier.

Ensuite, moraliser et islamiser par le bas une société arabe connue par son mouvement moderniste et d’émancipation de la femme, qui remonte au dix neuvième siècle. Le principe de la « complémentarité » des femmes, inclus dans la future Constitution, qui a déchainé la colère de la société civile, s’inspire également des thèses salafistes.

Pour l’avocate Kehna Abbes, « les salafiste sont en train de diviser, dans un silence complice du gouvernement,  la société tunisienne en mécréants et croyants. C’est sur cette base qu’ils lancent leurs menaces de mort sur les réseaux sociaux, ébranlant dangereusement le fondement du vivre ensemble ». Plus dangereux encore, au moment où les extrémistes religieux provoquent des émeutes, comme dernièrement à Bizerte où le festival El Aqsa, manifestation de solidarité avec la Palestine, a été réprimé dans le sang, le gouvernement nomme à la tête de l’Etat et des médias publics des cadres, tous se recrutant parmi les rangs et les sympathisants déclarés d’Ennahdha, noyautant encore plus l’administration de ses partisans. En vue de préparer, affirment les analystes politiques locaux, le prochain rendez-vous électoral dont la date n’a pas encore été définie.

« Il n’existe aucune alternative à Ennahdha. Ce mouvement restera longtemps au pays », vient de déclarer Rafik Abdessalem Bouchlaka, le ministre des Affaires Etrangères tunisienne.

Une nouvelle dictature, théocratique cette fois-ci, est en marche…