Viols en temps de guerre : les hommes aussi

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Grotius International publie le texte ci-dessous du sociologue Marc Le Pape, chercheur associé au Centre d’études africaines (EHESS), avec l’autorisation du CRASH-MSF. Cependant, Marc Le Pape a tenu à présenter aux lecteurs de Grotius un propos supplémentaire. Complémentaire dirons-nous. Sur un sujet aussi important et délicat nous l’en remercions.

Depuis le début des années 2000, plusieurs chercheurs de langue anglaise posent régulièrement la question suivante : pourquoi les organisations d’aide internationales (agences des Nations unies et ONG) prêtent-elles si peu attention aux viols d’hommes et de garçons commis dans des situations de conflit armé ?

En fait, le désintérêt n’est pas aussi systématique que ces chercheurs le déclarent. Ces viols en temps de guerre ont été évoqués par Amnesty international et Human Rights Watch ; le Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies a organisé une discussion sur ce sujet en juin 2008, au cours de laquelle un bilan a été dressé et des recommandations définies à l’adresse des chercheurs, en particulier celle-ci : trouver une perspective de recherche qui évite de réduire les hommes au statut de violeurs.
Il reste cependant que depuis les guerres de l’ex-Yougoslavie, toutes les agences de secours se focalisent avant tout sur les viols de femmes et de jeunes filles.

C’est un engagement essentiel dans tous les programmes de ces organisations, et en particulier chez celles qui travaillent en République démocratique du Congo, dans les provinces du Kivu et dans le district de l’Ituri. Par rapport à cet engagement dominant, l’intérêt pour les viols d’hommes paraît extrêmement faible : il se traduit rarement par des opérations spécifiques d’assistance.

Or seules ces opérations réussissent à susciter un intérêt public, à commencer par celui des médias.
C’est ce qui commence à se passer en août 2009 avec la publication par le New York Times d’un reportage au Congo soulignant une augmentation sévère des viols d’hommes dans un contexte où les violences militaires s’étaient aggravées. En témoignent des organisations internationales, des victimes, des soignants, et le journaliste Jeffrey Gettleman. Ce dernier souligne que dans une région où l’homosexualité est « tabou », ces viols affectent les victimes d’une dose extrême de honte (« carry an extra dose of shame »). 
Puis, en juillet 2011, Will Storr publie dans The Observer un long article intitulé « Le viol d’hommes ».

Il s’agit d’une enquête conduite à Kampala (Ouganda) dans un centre d’assistance aux réfugiés parmi lesquels des Congolais victimes de viols liés au conflit armé ; le journaliste souligne qu’il a pu rencontrer quelques victimes acceptant de témoigner grâce à la médiation du médecin anglais responsable de ce centre. Le journaliste se réfère à la seule enquête médicale qui ait pris en compte les violence sexuelles contre les hommes et évalué leur prévalence : 22% des hommes déclarent avoir été victimes de violences sexuelles liées au contexte de conflit dans l’Est de la RDC (Ituri, Sud et Nord Kivu), entre 1994 et 2010 – 4,4% déclarent avoir été victimes de viols. Le médecin responsable de ce centre d’assistance déclare que les ONG travaillant sur la violence liée au genre (gender-based violence) font systématiquement silence sur ces violences contre les hommes, ou exceptionnellement les mentionnent brièvement à la fin d’un rapport. Ce point de vue critique est partagé par tous les auteurs, femmes et hommes, qui ont tenté et tentent de faire reconnaître l’existence des sévices sexuels contre les hommes en temps de guerre : la perception en termes de genre a eu pour effet de focaliser l’attention sur les femmes victimes et de restreindre aux femmes la définition du viol, ignorant ainsi « le fait que les hommes peuvent être faibles et vulnérables ».

A la suite de l’article publié par The Observer, le réseau d’information IRIN dépendant des Nations unies a fait paraître deux articles où est soulignée la méconnaissance institutionnelle des brutalités sexuelles contre les hommes, notamment dans les programmes du HCR. Ainsi le terme « violence liée au genre », dans des zones de conflit, est-il devenu interchangeable avec celui de violence contre des femmes. 
Enfin, en novembre 2011, la Voix de l’Amérique (VOA) publie une dépêche signalant le cas exceptionnel d’un Congolais victime de viol portant plainte contre un lieutenant. Ce dernier fut condamné à 14 ans de prison.

Peut-être les interrogations répétées de médecins et de chercheurs (en particulier de juristes) commencent-elles à avoir des effets pratiques, même minimes : c’est du moins ce que veulent montrer les reportages en Ouganda et en RDC. Il est vrai que, au moins depuis le début des années 2000, il y a quelques constantes dans les critiques du consensus dominant. En effet si l’on considère les travaux de différents chercheurs (1), leurs analyses se recoupent sur quelques points. Elles ont en commun de souligner l’influence de l’approche en termes de genre : cette influence a conduit les ONG internationales de secours et les Nations unies à privilégier une approche focalisée sur les violences contre les femmes, légitimant ainsi une hiérarchie des victimes sexuelles : les hommes sont situés au bas de cette hiérarchie. En arrière plan de cette hiérarchie tous et toutes reconnaissent l’influence des normes les plus courantes de la masculinité qui conduisent à accepter le stéréotype selon lequel un «vrai» homme, par sa résistance, rendrait le viol impossible. D’où aussi la rareté avec laquelle les hommes se reconnaissent victimes en raison du risque d’apparaître comme un «mâle féminisé».

Lara Stemple souligne cependant l’émergence juridique de nouveaux points de vue : le statut de la Cour pénale internationale contient une définition neutre des sévices sexuels, neutres en termes de genre, s’appliquant aux femmes et aux hommes, refusant ainsi d’attribuer de façon fixe le rôle de violeur au pôle masculin et l’état de victime au pôle féminin. Reste l’obstacle du silence sur les viols d’homme dont le docteur Dolan, qui travaille à Kampala, souligne l’omniprésence : « le silence est systématique », ainsi un Congolais s’est-il vu répondre par une agence des Nations unies : « Nous avons un programme pour les femmes vulnérables, mais pas pour les hommes ».

(1) Augusta DelZotto (2002), Sandesh Sivakumaran (2007), Lara Stemple (2009), Dustin A. Lewis (2009), Maria Eriksson Baaz (2010)

La note de Marc Le Pape en complément de ce texte

paru sur le site du CRASH-MSF

Je ne critique pas la perspective du genre en général, mais l’usage qu’en font agences des Nations unies, bailleurs de fonds et nombre d’ONG : ces dernières, le plus souvent dépendantes de bailleurs, s’alignent sur les normes qui leur permettent d’obtenir un financement, or la grammaire politique des bailleurs, de manière dominante, fixe qu’en temps de guerre seules les femmes sont victimes de violences sexuelles, donc seuls sont prévus, financés, organisés des secours qui leur sont destinés. Ce n’est pas la perspective de genre qui produit le silence sur les violences sexuelles contre des hommes, en contextes de conflit, mais c’est l’usage d’une perspective de genre dégradée.

Pour remédier à cette pratique (ce mauvais genre de pratique) je ne penche pas pour  une étude des masculinités teintée d’anti-féminisme : je n’ai pas l’impression d’avoir écrit quoi que ce soit en ce sens (?).

Il est absolument incontestable que les violences sexuelles contre les femmes sont beaucoup plus massives, fréquentes que celles commises contre des hommes. Oui le viol reste commis majoritairement contre des femmes, au Kivu maintenant comme dans les guerres de l’ex-Yougoslavie et d’autres conflits sur tous les continents.

Souligner que les violences sexuelles contre des hommes existent aussi dans les conflits armés ce n’est pas « inverser le rapport de masse » : je ne vois aucune raison pour s’interdire de prévoir et organiser des soins pour les hommes violés, aucune raison non plus pour s’interdire de critiquer la perspective qui entraîne à ne pas aménager des secours qui leur soient destinés. On peut aussi ne pas se sentir coupable d’anti-fémisme primaire en constatant la rareté des enquêtes sur les violences sexuelles dont des hommes sont victimes en contextes de conflits – rareté que l’on peut constater dans une livre récemment paru : Viols en temps de guerre, sous la direction de Raphaëlle Branche et Fabrice Virgili, Payot, octobre 2011.

L’enquête publiée par l’American Médical Association (JAMA, August 4, 2010, vol 304, n°5: sûrement il faudrait en analyser les limites et la représentativité. On peut néanmoins en évoquer, avec précaution, les résultats – en espérant que d’autres enquêtes épidémiologiques seront conduites qui mesureront aussi les violences sexuelles contre des hommes, en temps de guerre.

 

La rédaction de Grotius : Nous remercions l’équipe du CRASH-MSF qui a autorisé la reprise de ce travail réalisé par Marc Le Pape.


Notes :
Pour l’article de Lara Stemple (2009), « Male Rape and Human Rights », Hastings Law Journal, vol. 60, issue 3, p. 605-646, voici l’URL qui fonctionne: http://www.uchastings.edu/hlj/archive/vol60/vol60-3.html
C’est le site de University of California, Hastings College of the Law, Hastings Law Journal, Archive, Volume 60.
On peut aussi se référer à Sandesh Sivakumaran qui est l’auteur de plusieurs articles au sujet des réponses « to sexual violence against men and boys in situations of armed conflict.



 

Marc Le Pape

Marc Le Pape

Marc Le Pape est sociologue, chercheur associé au Centre d’études africaines (Ehess).

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